Une thèse de doctorat sur la rivière Bois-de-chêne de Port-au-Prince réalisée par Louis-Marc PIERRE[1] à l’Université Sorbonne Paris Cité/Paris Diderot.

Dr. Marc Louis Pierre

Introduction    

Intitulée « La vulnérabilité des communes de Pétion-ville et de Port-au-Prince vue à travers le bassin versant de la rivière Bois-de-chêne (Haïti): une analyse de géographie urbaine et des risques », la thèse a été débutée en février 2015 et soutenue en décembre 2019. Elle se compose d’un volume de 385 pages. Elle comporte 145 illustrations (dont 27 cartes et 63 photos), une bibliographie de 26 pages comportant 226 références, 24 articles de journaux, les textes de lois consultés et 27 pages d’annexes. Ce travail, organisé en 3 parties et 10 chapitres, s’inscrit dans le champ, aujourd’hui bien documenté, des recherches portant sur les vulnérabilités urbaines: processus de construction de ces vulnérabilités en lien avec les trajectoires territoriales (de la ville, de l’Etat), mais aussi avec les évolutions récentes des jeux d’acteurs impliqués dans l’aménagement et la gestion des risques et des catastrophes.

Une thèse en 3 parties

La première partie « le risque et ses composantes » fait le point sur les notions indispensables au travail doctoral, ainsi sont envisagés les termes de risque, d’aléa, de vulnérabilité. Dans cette partie sont aussi précisées les méthodes d’analyse utilisées dans la thèse (enquêtes notamment).

La deuxième partie, le cœur de la thèse analyse « la vulnérabilité de Port-au Prince et du bassin versant du Bois-de-Chêne », présente les aspects de la vulnérabilité du bassin versant à partir  des données recueillies sur le terrain au moyen des enquêtes proposées par l’auteur. Monsieur PIERRE traite ainsi d’abord la vulnérabilité socio-économique (démographie, pauvreté de la population, éducation insuffisante, habitat dégradé, bidonvilles…), puis la vulnérabilité physique liée aux aléas cycloniques, sismiques…

La troisième partie, consacrée à « l’aménagement du territoire et [à] la gestion des risques et des catastrophes », s’intéresse à la vulnérabilité institutionnelle à travers les acteurs et les outils. Il s’agit pour l’auteur de donner à voir combien la planification urbaine, les dispositifs de gestion des risques, la reconstruction post-catastrophe mais aussi les jeux d’acteurs et le contexte politique haïtien augmentent les vulnérabilités du bassin de Bois-de-Chêne au lieu de les réduire. Les échecs des dispositifs d’aménagement, de gestion pré et post-crise, sont ainsi partie prenante de la production des risques. En jouant sur les échelles, elle montre combien l’échec d’une planification urbaine nationale doublé de l’échec de projets à plus grande échelle (bassin du Bois-de-Chêne) conduit, dans le contexte haïtien, la population elle-même à se saisir de la gestion des risques par l’intermédiaire d’organisations populaires ou de comités de quartiers.

Ses méthodes

Dans une approche systémique, la thèse ne se base pas uniquement sur la rivière mais sur le bassin versant qui l’alimente. Elle n’aborde pas seulement la vulnérabilité comme l’exposition des enjeux par rapport aux aléas naturels, mais aussi comme tout déséquilibre territorialement construit entre ressources et besoins. En effet, le travail réalisé s’appuie sur la production et l’analyse de données originales obtenues à travers la mobilisation de sources documentaires assez nombreuses et variées (mettant notamment en évidence la rupture thématique liée au séisme de 2010) et sur la collecte de données de terrain. Cinq zones d’enquête ont été retenues au sein du bassin versant de la rivière de Bois-de-Chêne dans la zone urbaine de Port-au-Prince (p. 63) et ont fait l’objet de 3 visites d’observation menées en équipe (étudiants de master, programme PRCU). Quatorze entretiens ont été réalisés avec des gestionnaires nationaux, techniciens et élus locaux (p. 64 et grille d’entretien en annexe) et portent sur l’urbanisation du bassin versant, la gestion politique et institutionnelle du territoire en lien avec la réduction des vulnérabilités. Des données ont été également collectées dans le cadre d’un focus-groupe (p. 65) structuré autour de 8 associations communautaires d’habitants du bassin versant. Enfin, avec l’aide d’une cinquantaine d’étudiants (p. 67), un questionnaire de 37 questions a pu être administré à 300 ménages.

Ses points forts

  Le travail dans son ensemble reste bien structuré. Le plan proposé est clair et le volume se lit aisément. L’état de l’art, le cadre théorique de la recherche, la précision de la méthodologie adoptée et l’originalité du terrain investigué (Port-au-Prince, Haïti) annoncent un travail scientifique de qualité. Au-delà de la vulnérabilité biophysique et socio-économique bien développée dans la deuxième partie, l’approche systémique analysant la production des vulnérabilités apparaît fort intéressant. Dans la troisième partie, notamment dans le chapitre 8, on voit se déployer la politique du fait accompli dans le développement urbain (p. 234) en lien avec la déliquescence des acteurs publics, l’instabilité politique chronique et des opérations coup de poing inefficaces (p. 240). Le chapitre montre bien le lien entre pratiques agricoles (déboisement, brûlis), érosion dans le bassin versant et interdépendance amont/aval à travers ses conséquences négatives. Les mesures concrètes et ponctuelles mises en œuvre pour protéger les sols (barrages, murs, reboisement voire déguerpissement) sont peu efficaces (p. 235) mais conduisent à une ségrégation socio-spatiale bien réelle (p. 243). Face à une telle situation, le chapitre 9 montre comment la population se saisit elle-même de la gestion des risques en priorisant sa survie au quotidien (eau, éclairage, école, hôpital) via les aides des ONG. Malheureusement cette échelle micro-locale s’avère inadaptée pour la gestion de risques comme les inondations et génère des conflits (p. 250) autour du curage des canaux, de l’entretien des égouts… Corruption et réseaux informels renforcent cette inefficacité.

En détaillant combien la reconstruction elle-même est catastrophique et renforce finalement les vulnérabilités révélées par le séisme de 2010, c’est finalement une réflexion sur l’édification et la consolidation des vulnérabilités de long terme que l’auteur nous invite à poursuivre. Entre irrégularités, corruption massive et détournements de fonds (p. 312), « aucun projet n’est synonyme de qualité et de saine gestion » (p. 310), mais à travers la reconstruction, se donnent à voir les logiques territoriales d’affrontement des acteurs pour le contrôle du centre-ville de Port-au-Prince.

De belles pages poignantes et éloquentes sur la pauvreté des enfants des rues (p. 168-169), la violence omniprésente (de la compétition routière (p. 163-165) aux viols en passant par la course à l’armement des gangs (p. 170-171)) dressent le portrait saisissant d’une société où le risque est omniprésent (à l’image de ces mototaxis dangereux mais indispensables dans un bassin versant où 19% seulement des enquêtés vit dans un domicile accessible en voiture, p. 165). C’est bien l’informel qui règne en maître, entre gangs, réseaux d’entraide ou familiaux, violences impunies (p. 171) et corruption (p. 267 : il faut payer les parlementaires pour faire voter une loi… laquelle ne pourra pas être appliquée).

Ses limites et pistes d’approfondissement

Le travail bien structuré a aussi ses limites. En effet, le décalage entre théorie et pratique (bien synthétisé pour Pétion-ville p. 220) lié au manque de moyens humains, matériels et financiers (p. 216-218 et 225-226) est bien montré à travers des anecdotes ou des exemples éloquents et bien choisis (9.2.2). Mais l’ampleur même de ce décalage (p. 225, 97% de la population enquêtée souligne que la réglementation n’est pas appliquée) interroge la pertinence du plan suivi pour présenter les gestionnaires institutionnels, d’Etat, des villes haïtiennes (chapitre 7, p. 213 et suivantes). Des notes de bas de page (p. 218) auraient mérité d’être intégrées dans le texte afin de nourrir une analyse sur les lieux de décisions et de pouvoirs effectifs dans la ville et l’état d’avancement de certains chantiers préalables comme l’élaboration du cadastre  (p. 123 et 218-219).

Louis-Marc PIERRE pourrait mobiliser son expérience de terrain et de recherche pour questionner la notion de crise en géographie des risques (définie au chapitre 1 d’après un état de l’art qui mêle plusieurs champs disciplinaires, auquel il faudrait ajouter quelques travaux récents comme ceux de Fanny Benitez (2018) pour nuancer les propos p. 129 sur le lien entre niveau scolaire et résilience ; crise reprécisée pour Port au Prince au chapitre 2 p. 51-52). De fait, comment appréhender la crise en tant que situation quotidienne, permanente (multiscalaire plutôt que « cyclique », p. 81) affectant Haïti/Port-au-Prince depuis plusieurs décennies ? Comment et pour quels acteurs cette situation devient-elle le cadre normal voire voulu de fonctionnement ? Si la vulnérabilité s’appréhende comme un déséquilibre entre ressources et besoins (p. 52), quels acteurs officiels cette dynamique mobilise-t-elle en ville et comment produisent-ils un véritable système territorialisé de vulnérabilité (p. 229) fondé notamment sur l’instrumentalisation de l’urgence (p. 265) ?

        La question des héritages historiques dans la construction de vulnérabilités territoriales, entre autres, mérite également d’être posée, en mettant en tension le temps long de l’histoire et le temps de « l’urgence » ou de la « crise ». L’exemple du secteur de l’eau, déjà bien étudié dans la thèse, pourrait être un angle d’analyse pertinent pour envisager les territorialisations associées à ces temporalités et aux projets en cours (p. 138). Le thème de l’eau apparaît aussi très intéressant pour aborder plus frontalement la question des vulnérabilités et inégalités liées au genre (p. 139, 145, 159…).

Conclusion et perspectives

Monsieur PIERRE a notamment grâce à ses enquêtes (au sein de l’administration,  auprès d’un échantillon de population choisi, dans des groupes de discussion…) mis en évidence la nature et l’importance de la vulnérabilité socio-économique qui expliquent les difficultés voire les impossibilités de gérer la crise quand elle survient (pas d’accès possible à certains quartiers, pas d’eau ou d’électricité… manque de soins…). L’analyse courageuse de la corruption et de ses conséquences, de l’ampleur de la violence est particulièrement très appréciée. Le fonctionnement des institutions et leur complexité sont aussi bien montrés. Quant à  la suite du séisme de 2010, la mise au point sur les actions des ONG est aussi un apport tout à fait intéressant. Autrement dit, la thèse de Monsieur PIERRE fournit des éclairages neufs, utiles  et intéressants sur la vulnérabilité systémique d’Haïti et pose la question d’une évolution possible, de changements nécessaires mais difficiles pour réduire cette vulnérabilité. Il rappelle en plusieurs occasions l’histoire d’Haïti et montre que les mêmes pratiques se répètent, les mêmes dysfonctionnements se lisent  plus ou moins aggravés par les différents gouvernements qui se sont succédé au cours du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, ce travail atteste de l’engagement total de M. Louis-Marc PIERRE dans une recherche portant sur un terrain particulièrement complexe et difficile (insécurité, pays lock..). Malgré ces difficultés, M. PIERRE réussit à présenter une étude nourrie de données de terrain originales et difficilement acquises sur une période de 4 ans. Cette recherche, malgré ses limites, est donc un apport original dans le domaine de l’étude opérationnelle des risques urbains en géographie dans un pays du sud où de nombreuses investigations de terrain restent à faire et où des vulnérabilités multiples interrogent la pertinence de modèles de gestion conçus dans des contextes bien différents. Elle témoigne également de la capacité de M. PIERRE à s’insérer dans des partenariats internationaux et dans des réseaux nationaux pour mener à bien ses recherches.

 

 

 

Ce texte est le résumé des deux rapports établis par Yvette VEYRET, professeur émérite des Universités (Université Paris Nanterre) et Nancy MESCHINET DE RICHEMOND, Professeure de Géographie, UMR GRED, Université Paul Valéry – Montpellier III.

[1] Enseignant-chercheur à l’Université d’Etat d’Haïti, notamment au Campus Henry Christophe à Limonade et PDG du Bureau d’Etudes Territoriales (BET).