Serons-nous des acteurs ou spectateurs de cette tranche d’histoire économique qui se dessine avec les sanctions imposées à des opérateurs importants du secteur privé haïtien ?

Fritz Alphonse Jean,, President elu de l'accord de Montana, Economiste, Ex-Gouverneur de la BRH...

Par Fritz Alphone Jean

Economiste

President Institut Haitien d’Observatoire de Politiques Publiques (INHOPP)

PORT-AU-PRINCE, samedi 7 octobre 2023- D’entrée de jeu, il nous faut souligner que les accusations ne signifient pas culpabilité. Cette dernière est établie par les tribunaux. Ce texte n’entend nullement se prononcer sur la culpabilité ou non des acteurs concernés par les sanctions. Il s’agit plutôt ici de susciter des réflexions sur le vide de facto qui sera créé par l’éviction d’acteurs importants du secteur des affaires.

Un environnement sulfureux s’installe dans le monde des affaires en Haïti avec les sanctions aux conséquences lourdes imposées à des commerçants, des industriels, des banquiers et des acteurs du système financier. De graves accusations de   blanchiment de capitaux, de trafic illicite de toutes sortes, de collusion avec les gangs et d’entretien d’un climat de violence, projettent l’image d’une contamination généralisée. En effet, les parts de marché des opérateurs concernés par ces mesures, dans leur domaine respectif d’activités -importations de produits alimentaires de base, importations et distribution de produits pétroliers, services bancaires-, soulignent l’ampleur du mal qui leur est soupçonné ; le monde médical parlerait de métastase dans les cas de cancer.

*Des restrictions nuisibles et préjudiciables*

Jusqu’au moment de la rédaction de ce texte, ces mesures ne sont adoptées que par trois pays, le Canada, les États-Unis d’Amérique ; et la République Dominicaine qui s’y est associée pour ses propres intérêts. Dans ce dernier cas, des déconvenues qui en découlent pour certains imprudents qui ont massivement investi de l’autre côté de la frontière.

Voulant éviter tout ennui avec leurs banques correspondantes au niveau international, « de risking » oblige, les banques locales ont vite fait de se départir de leurs clients-amis-partenaires gênants : fermeture de comptes, (transferts d’actions à des tiers ???), une séparation d’apparence brutale pour sauver les meubles. Un coup dur pour la réputation de certains. D’autres qui s’y attendaient naviguent à travers des réseaux parallèles ou se terrent, en espérant un desserrement de l’étau ou carrément de se faire oublier.

Sanctions des États-Unis et de l’ONU: un changement de régime

Cependant, lorsque les menaces de sanctions américaines et celles de l’ONU se concrétisent – gel des avoirs financiers, fonds et autres ressources, des interdictions de déplacements à l’étranger (193 Etats membres de l’ONU) – la nature du jeu change. Les opérateurs concernés deviennent des parias et ils sont pratiquement évincés du système. Même avec des prête-noms, hormis les cas de transferts intrafamiliaux, les marges de manœuvre des opérateurs se réduisent considérablement.

*Processus d’éviction et/ou de remplacement*

Pour les hommes et femmes d’affaires touchés par ces mesures, Il en résulte une situation de fait d’ostracisation de la vie publique et d’éviction du système financier. L’étendue de cette exclusion sera proportionnelle aux nombres d’acteurs concernés, la place de leur secteur d’activités dans la production de biens et de services dans l’économie, mais aussi de leur part de marché dans leur branche respective d’activités.

Ce vide créé sera comblé d’une manière ou d’une autre pour le remplacement des opérateurs évincés. De nouvelles alliances entre des acteurs locaux ? Une présence plus prononcée des acteurs de province ? Des partenariats avec des acteurs de la diaspora ? Des négociations avec des firmes multinationales pour des projets d’envergure d’infrastructures routières, énergétiques, de logements sociaux, de santé ? Mais il ne peut être aujourd’hui un simple exercice de remplacement pour la reproduction du même système qui nous a valu cet héritage d’iniquité économique et d’exclusion de la majorité de la population, qui est à la base de cette économie rabougrie de comptoir qui nous rend dépendant de presque tout de la République voisine. Est-ce plutôt le temps d’une redéfinition des relations de production entre ce qui restera des acteurs actuels et les nouveaux opérateurs d’ici et de la diaspora avec de nouvelles règles de jeux facilitant l’émergence d’une nouvelle dynamique économique plus inclusive ?

Quelques Notes explicatives

Nan lantèman kòdenn, ti poul pa ri.

• Le bien-fondé ou non de ces mesures punitives doit être réservé aux cabinets d’avocats et les tribunaux des juridictions y relatives. Les acteurs concernés ont droit à une défense pleine et entière.

• Bien sûr, il est dommage que les instances judiciaires haïtiennes ne soient pas en mesure pour le moment de sévir contre ceux qui ont réellement contribué à la criminalisation de la vie politique et économique du pays.

• Les signes avant-coureurs de la fin de vie de ce mode d’accumulation de rente étaient visibles et annoncés[1]; malheureusement, cela n’a pas eu l’écho nécessaire auprès des responsables politiques et encore moins auprès des élites économiques. Dix ans plus tard, en pleine dérive, on comprend peut-être.

• Comme le souligne Singer[2], « Quand la production de la force de travail pour le capital est devenue insignifiante par rapport à la reproduction par suite de l’épuisement des modes de production non capitalistes, le processus de développement capitaliste est achevé et le pays en question doit être considéré comme développé ». En d’autres termes, les élites haïtiennes n’ont pas su embrasser le projet capitaliste de production. C’était le cas en 1915, c’est encore le cas en 2023.

*Des antécédents historiques*

Rien de nouveau sous le soleil.

La trame d’éviction/remplacement n’est pas nouvelle dans l’histoire économique du pays. Turnier, Gaillard et Plummer dressent un tableau éloquent de la dynamique des relations entre les acteurs économiques de la période précédant l’invasion américaine de 1915 et surtout de leurs luttes pour le contrôle des activités marchandes. D’un côté, la bourgeoisie créole et les négociants étrangers (Français, Allemands, Anglais), de l’autre, une communauté de levantins.

Eviction des levantins. De connivence avec le gouvernement de Nord Alexis, la bourgeoisie créole a largement conspiré pour la publication de la loi du 13 Aout 1903 consacrant l’acharnement contre les levantins.  L’article 1 de cette loi stipulait qu’aucun « individu dit syrien » ou ainsi dénommé dans le langage populaire « ne sera admis sur le territoire de la république » ! On leur donna six mois pour liquider leurs affaires commerciales et plusieurs d’entre eux furent expulsés sous les gouvernements de Nord Alexis et de Cincinnatus Leconte[3].

Mise à l’écart de la bourgeoisie créole. Les levantins ont gagné cette bataille avec le support sans faille de l’administration américaine d’alors. Plummer nous dit qu’en Aout 1904, l’ambassade américaine assurait ouvertement la sécurité des entreprises syriennes et les Américains, toujours en 1904, se sont engagés à représenter les levantins qui étaient encore des sujets de l’Empire Ottoman. De 1915 à 1934, ils ont largement favorisé l’éclosion des entreprises des levantins au détriment de celles de la bourgeoisie créole. Bien sûr, le coup de pouce du régime des Duvalier a favorisé la consolidation des acquis de 1915[4].

Que faire Aujourd’hui ?

One cannot ride a horse that has been shot in the foot.

L’histoire économique d’Haïti est émaillée de ces épisodes d’éviction/remplacement au profit d’autres acteurs pour reproduire les mêmes arrangements générateurs des poches de pauvreté, berceaux des zones vulnérables aujourd’hui en ébullition. Des fois pour des raisons géostratégiques, trop souvent pour les simples caprices du Prince. Aujourd’hui, nous sommes à quelques pas de la répétition de ce même épisode. Et le maitre d’œuvre des évictions est la Communauté Internationale avec ses régimes de sanctions. En 2023, on n’a plus le loisir du silence ou de l’inaction. Il nous faut surtout réfléchir aux dispositifs à mettre en place et la démarche à enclencher pour transformer cet épisode en une opportunité pour la redéfinition des règles du jeu économique facilitant l’éclosion d’idées novatrices, la promotion de créneaux porteurs de nouvelles technologies transformatrices, l’intégration d’acteurs avec des réseaux d’influence planétaires.

Le point de chute de cette redéfinition étant l’insertion de la majorité de la population dans une économie plus équitable et une société plus inclusive, cette fenêtre d’opportunité se conçoit au travers d’une matrice telle qu’exprimée ci-dessous[5].

Cette redéfinition est donc loin de la solution trop souvent simpliste de remplacement du même au pareil. Elle implique une recomposition de notre plateforme de production désuète en regard de nos potentialités, force à repenser les relations de production (coopératives de producteurs par exemple pour permettre des économies d’échelle au niveau du secteur agricole), et exige une réinvention de notre système financier. Ceci ne peut se faire en dehors d’un reformatage des relations de l’Etat avec le secteur des Affaires[6], et bien sur des relations de ce nouvel Etat avec le reste du Monde et surtout la République Dominicaine.

Confrontation ouverte des idées

Cette démarche implique la constitution d’un groupe de travail de professionnels et de politiques d’expérience, rodés à l’élaboration, mise en œuvre et impact des politiques publiques ; des professionnels bien imbus des enjeux stratégiques pour statuer sur les directives à suivre dans les échanges avec les acteurs nationaux et internationaux au cœur de ce nouvel épisode de sanctions/évictions. Ce groupe de travail bénéficiera de l’expertise de professionnels de la diaspora aussi bien de celle d’experts étrangers lorsque nécessaire.  En ce temps des patriotes, il nous faut offrir à la population une alternative non équivoque au regard de son inclusion sociale et de la libération du pays de ces goulets d’étranglements qui bloquent le passage à des niveaux de croissance positive.

On n’est plus au temps du silence ou de la politique de l’autruche.  Il s’agit pour nous d’avoir une feuille de route qui explicite nos grandes orientations de politiques économiques, les filières priorisées pour la croissance, les partenariats que l’on souhaite établir au niveau régional et international, et le mode d’intégration des ressources humaines de la diaspora dans ce processus.  Le succès de cette démarche dépend des mécanismes identifiés pour éradiquer les pratiques d’exclusion, et évacuer les conflits inutiles. La faiblesse des institutions ou leur capture, les dynamiques politiques qui divisent, les efforts délibérés de sabotage des initiatives de changement, les mauvaises décisions de politique économique sont autant d’éléments faisant partie de ce grand chantier de redéfinition des relations de l’Etat avec le secteur des affaires, et le reste de la société pour une Haïti de prospérité pour tous.

[1] World Bank (2015) : Market Functionning in Haiti

[2] Singer, Paul : REPRODUCTION DE LA FORCE DE TRAVAIL ET DÉVELOPPEMENT, Reproduction de la force de travail et développement (persee.fr)

[3] Dupuy, Charles : L’IMMIGRATION SYRIENNE EN HAÏTI – Par Charles Dupuy – Le Monde du Sud// Elsie news (elsie-news.com)

[4] Pean, leslie: Tome 4 – Économie politique de la Corruption –  L’ensauvagement macoute 1957-1990Conscient du refus de la bourgeoisie traditionnelle haïtienne d’aider son gouvernement mal élu, Duvalier va s’engager dans une politique d’alliance avec les Levantins pour tenter de consolider son pouvoir. C’est dans ce cadre qu’il nommera le Dr. Rindhal Assad, Secrétaire d’Etat du tourisme en 1958, Carlo Boulos, Secrétaire d’Etat de la Santé en 1959 et plus tard Jean Deeb, maire de la capitale. Mais Duvalier ne va pas embrigader tous les Levantins.

[5] Adaptation de IFIT : Inclusive Transitions Framework, July 2015

[6] Pas cet Etat pris en otage par quelques opérateurs du privé.

Texte publié avec l’autorisation de l’auteur