Massacre à Canaan, à qui la faute?

Dr. Ernst Pierre Vincent, théologien et expert en leadership organisationnel et conflits internationaux

Par Dr. Ernst Pierre Vincent

MIAMI, le 4 septembre 2023-Le samedi 26 août 2023, j’étais en train de préparer un sermon que je devais prononcer le lendemain dans une église de Miami, en Floride, lorsque j’ai reçu la nouvelle du massacre de plusieurs membres de l’église piscine de Bethesda, dirigée par le pasteur Marcorel Zidor, plus connu sous le sobriquet de pasteur Marco. Cette nouvelle m’a dévasté et m’a poussé à réfléchir sur cette catastrophe humaine qui pourrait être évitée s’il y avait à la tête du gouvernement haïtien et de la Police National d’Haïti des hommes et des femmes respectueux de la vie humaine.

Sans aucun doute, le pasteur Marco est responsable de cette tragédie ; par conséquent, la loi doit être appliquée contre lui dans toute sa rigueur. Cependant, il ne peut pas être le seul à subir le verdict de la justice étant donné que le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) et la Direction Générale de la Police Nationale ont, pour la énième fois, failli à leur mission de protéger. Ainsi, si les autorités judiciaires sont déterminées à s’acquitter de leur tâche, elles ont non seulement l’obligation impérative de convoquer le pasteur mais aussi les autorités gouvernementales et la police nationale, qui doivent fournir des explications sur leur inaction face à l’annonce d’une incursion du chef de l’Église de Bethesda et des centaines de fidèles protestants armés de machettes et de bâtons, dans la base des bandits de Canaan, eux-mêmes armés de fusils d’assaut. Malgré le fait que cette annonce ait été faite et diffusée plusieurs jours à l’avance sur tous les réseaux sociaux, ces autorités n’avaient rien fait pour empêcher ce carnage. La police a même prétexté n’avoir pas été notifié de la marche qui s’est terminée dans un bain de sang. Quelle irresponsabilité !

Par ailleurs, les autorités judiciaires, au nom des lois de la République et des droits internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme, doivent s’efforcer de rendre justice aux victimes en procédant à l’arrestation et au jugement des assassins de Canaan et de leurs sponsors afin qu’ils puissent rendre compte de leurs crimes. Rien n’autorise de bande d’assassins à massacrer des citoyens impunément.

Aujourd’hui, on ne sait toujours pas le nombre de personnes tuées. Certains médias font état de plusieurs dizaines de personnes qui sont mortes et leurs proches peinent à retrouver leurs corps. N’ayant aucune autorité vers qui se tourner, ces derniers se sont rendus dans certaines radios et télévisions pour faire entendre leurs cris. Malheureusement, la société haïtienne ne prête pas trop d’attention à ces cris sous prétexte que les personnes assassinées méritaient ce sort, car elles ne devaient pas oser marcher contre l’insécurité qui règne dans le pays. Donc, «se bon pou yo. Yo egare twòp. Yo bat kò yo twòp». Même l’organisation protestante qui s’auto-proclame « l’organe de représentation du secteur protestant en Haïti» ( comme si ce secteur était hiérarchisé) impute uniquement la responsabilité de ce massacre aux victimes et aux dirigeants de ladite congrégation qui font preuve d’un «manque de discernement».

Par conséquent, cette organisation, qui se considère comme le pontificat protestant en Haïti, promet de travailler avec la Police Nationale d’Haïti et le ministère des cultes pour empêcher qu’un autre massacre de ce genre ne se produise. Puisque la faute incombe aux victimes, mais pas à l’État, l’organisation s’assoira avec les autorités de l’État pour faire de la prévention. Où étaient ces entités étatiques avant le massacre du 26 août 2023 ? Où était « l’organe représentatif » après avoir entendu l’annonce faite par ce chef religieux ? Où était cet organe de représentation lorsque le révérend ordonnait à ses fidèles de boire de l’eau de pierres bouillies, leur faisant ainsi croire que les projectiles des bandits ne les transperceraient pas ? Ne savait-il pas que le pasteur vendait à ses fidèles des T-shirts à mille gourdes, des « T-shirts blindés » qui les protégeraient des balles des bandes armées ?

A bien réfléchir sur cette saga, je me permets de conclure que ce massacre, bien que regrettable, peut servir d’enzyme pour nous faire prendre conscience de la gravité du niveau d’ignorance du peuple. Les chefs religieux exploitent trop souvent cette ignorance pour assouvir leur soif d’argent et de pouvoir. Certains d’entre nous prêchent des hérésies aux membres de nos congrégations, un évangile dépourvu de tout élément transformateur dans le seul but de maintenir un statu quo déshumanisant, contraire à la volonté du Dieu Créateur. Ils encouragent les chrétiens à ne pas participer à la politique de leur pays alors qu’ils soutiennent tous les pouvoirs sanguinaires et corrompus en Haïti. L’exemple le plus pertinent est la collaboration entre une frange du secteur protestant avec cette coalition au pouvoir, qui oblige des cadres à quitter le pays. Au lieu de dénoncer les causes réelles de l’insécurité et des enlèvements, ils demandent une meilleure approche pour faciliter l’exode des rares matières grises du pays. L’insécurité qui frappe actuellement notre pays est une insécurité programmée, un banditisme d’État entretenu par la collusion entre les fossoyeurs de la patrie, comme des hommes politiques, des religieux, et la trinité diabolique composée de puissances étrangères.

Le chef religieux, pasteur Marco, a en effet profité de l’ignorance des croyants pour les conduire à la boucherie ; cependant, il a fait un geste que beaucoup d’autres ont refusé de faire jusqu’à présent, celui de pointer du doigt le vrai problème et d’encourager le peuple haïtien fatigué de l’insécurité et des atrocités des bandits légaux à s’armer de courage pour affronter les gangs (les forces répressives et non institutionnelles du gouvernement actuel et de ladite trinité internationale) dans leurs fiefs. Certes, cette tentative a lamentablement échoué ; cependant, il ne faut pas y voir uniquement ses aspects négatifs. Le peuple doit comprendre qu’il est maître de son destin et doit se donner tous les moyens nécessaires pour mettre hors d’état de nuire les bandits de tout poil qui sèment le deuil partout.

S’il y a une chose à faire aujourd’hui, ce n’est pas de rester tranquilles et d’observer la délivrance que l’Eternel des armées nous apportera (Exode 14 verset 13), bien que cela soit possible, c’est de demander au Dieu Créateur d’exercer nos mains dans ce combat et nos doigts dans cette bataille (Psaumes 144 verset 1). Contrairement à ce que de nombreux pasteurs enseignent à leurs fidèles, les conquêtes du peuple d’Israël racontées dans la Bible n’ont pas été possibles uniquement grâce à la prière et aux marches citoyennes. Elles étaient le résultat de grands combats. Par exemple, pour conquérir Canaan, Josué et ses hommes armés durent passer au fil de l’épée 31 rois au total (Josué 12 versets 1 à 12). De nombreux Ukrainiens sont croyants et sont les premiers à lutter pour leur existence en tant que peuple. De même, nous devons nous organiser pour lutter pour nous-mêmes et pour nos enfants. Ils (les Ukrainiens) bénéficient d’un soutien international, ce que nous n’avons pas ; cependant, si nous sommes animés par l’esprit de liberté qui a guidé nos ancêtres dans la lutte pour le respect de leur dignité humaine, nous parviendrons à vaincre les gangs et ceux qui les soutiennent.

Ainsi, l’affaire Marco devrait interpeller tous les vrais bergers, croyants au Dieu Créateur qui veut le bien-être de tous ses fils et filles. Cette interpellation doit provoquer le renoncement et l’abandon du camp des ennemis d’Haïti pour guider le peuple dans la lutte pour la délivrance d’Haïti. L’influence des chefs religieux peut être un catalyseur de changement, s’ils se sont convertis à cette cause et sont devenus des leaders serviteurs dont la principale priorité est « la croissance et le bien-être des personnes et des communautés auxquelles ils appartiennent ».

 

Dr Ernst Pierre Vincent est un pasteur protestant et théologien, détenteur d’une maîtrise en leadership organisationnel et d’un doctorat en analyse et résolution des conflits. Il est un expert en conflits internationaux. Il est actuellement pasteur en charge de la Mission Eglise Chrétienne Vallée de Bénédiction (MECVAB) et conseiller spécial de la Conférence des Pasteurs Haïtiens (COPAH). vernstpierre@hotmail.com