L’histoire qui sera racontée par les autres dira que nous faisons partie de cette génération qui a vécu l’effondrement social, économique et étatique…

Fritz Alphonse Jean, Economiste, membre du Conseil Présidentiel de Transition

Texte publié avec l’autorisation de l’auteur

Par Fritz Alphonse Jean,

PORT-AUPRINCE, vendredi 29 décembre 2023– L’histoire qui sera racontée par les autres dira que nous faisons partie de cette génération qui a vécu l’effondrement social, économique et étatique. En réalité, nous avons vu venir le phénomène et en subissons aujourd’hui les conséquences pour avoir conçu les causes, par action ou déficit de stratégie. Ceux et celles qui ont pêché par action ont introduit dans nos échanges des incivilités jamais connues auparavant en Haïti. De telles inconvenances ont déchiré le tissu social, accentué l’appauvrissement de la population, détruit l’économie, provoqué la banqueroute généralisée des entreprises et fait succomber l’autorité de l’État jusqu’à son complet effondrement aujourd’hui. Toutes les conditions explicitées par Clément[1] sont donc réunies : a) Un État incapable d’assurer la sécurité interne et externe sur son territoire ; b) Un État ayant perdu sa capacité à extraire ses ressources et incapable de les allouer ; c) Et ces deux fonctions fondamentales, il les a perdues sur une période de plus de trois ans.

Nous sommes donc de cette génération témoin de plusieurs massacres de citoyens, de citoyennes et d’enfants par des fonctionnaires de l’État circulant librement et en toute arrogance à travers les rues de ce Port-au-Prince, désormais assiégées par des jeunes gens armés par nos élites politiques et économiques en toute impunité, jusqu’au moment des sanctions imposées par un pays étranger.

Notre génération a assisté à la dilapidation de plusieurs milliards de dollars américains des fonds PetroCaribe et de ceux du Trésor public par des opérateurs connus du système sous les yeux complaisants et complices de nos « pays amis ». Des fonds que les prochaines descendances auront à rembourser.

Notre génération, à force de jouir ou de souffrir de l’impunité, a vu notre système judiciaire faillir ; conséquemment, nous sommes traversés par des sentiments mélangés devant l’imposition de sanctions par des pays étrangers à de hauts fonctionnaires de l’État, à des hommes et femmes d’affaires les plus importants du pays pour leur participation présumée des actes répréhensibles contre la société et contre le bien-être de leurs compatriotes.

Nous sommes de cette génération blessée et outragée par les viols collectifs dont sont victimes nos sœurs, nos petites filles, nos cousines et nos amies, comme au temps des nettoyages ethniques, ailleurs sur d’autres continents. Ils ont fédéralisé nos démons et les ont lâchés sur le territoire pour encore une fois vider le pays de ses cadres les plus qualifiés. Incapables de survivre dans l’environnement hostile qu’ils ont créé, nos cadres ont fui vers des cieux (peut-être) plus cléments.

Nous sommes surtout de cette génération d’une certaine élite appauvrie, survivant à l’ombre des ONG, et bénéficiant de certaines faveurs de quelques hommes d’affaires. Donc une élite, pour le mieux, en situation de conspiration non concertée, au pire, une élite muselée. Le seul moyen de survie dans cette jungle d’affamés est la promotion exacerbée d’une culture de l’entre soi (Leybrun in Allrich)[2]. On est donc loin de Price Mars[3] avec une définition de l’élite qui a pour vocation de façonner le présent et le futur mais aussi de mettre fin à la fracture sociale qui existe entre elle et les masses.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’expérience de survie dans le règne animal est sur tous les continents la même. Pour se reproduire les animaux ont besoin d’un espace favorable à leur quête de nourriture, d’abri adéquat pour se protéger contre les intempéries, et la capacité minimale des proies de se protéger contre les prédateurs, s’épargnant ainsi l’extinction de leur espèce. Lorsque l’environnement devient lourdement hostile pour des raisons diverses, les animaux fuient l’habitat d’origine. Ces mouvements sont différents de la migration périodique des animaux qui utilisent ce que l’on caractérise de corridors biologiques, et qui après leur périple retournent sur le territoire premier. Le départ massif des Haïtiens est le contraire des mouvements auxquels on fait référence ici. Ce sont des échappées permanentes de survie pour ne jamais revenir dans la région originelle. Cet exode tous azimuts des Haïtiens et Haïtiennes, prenant l’allure d’une folie collective, est la réponse du corps social qui a choisi de ne pas rester sur place pour mourir mais de prendre sa chance dans les forêts du Darien en Amérique centrale, en Turquie, sur le Rio Grande avec une possibilité de survivance. La manne du programme humanitaire du gouvernement américain (Biden), avec moins de risques, remplit les Boeings 737 de l’American Airlines et les Airbus de Jet Blue et de Spirit Airlines tout en épongeant une part importante de ce qui reste de devises dans le pays.

Dans les modèles proie-prédateur[4] développés, l’extinction totale des proies signifierait la disparition des prédateurs. L’équilibre de la nature se maintient par une quantité adéquate de prédateurs et de proies. Dans ces modèles, les prédateurs ne peuvent croitre qu’avec une abondance de proies, et l’épuisement de ces ressources conduit à leur extinction. Si les prédateurs pouvaient raisonner, on dirait qu’ils ont intérêt dans la reproduction des proies non par amour, mais par instinct de conservation. Et pourtant, cet instinct de survie semble avoir été le grand déficit dans le raisonnement de nos acteurs ; outillés de la capacité de raison et d’accumulation, nos opérateurs devraient être attentifs au seuil critique de concentration de richesses au-delà duquel tout peut basculer. Tel n’a pas été le cas.

Ils ont plutôt œuvré pour une paupérisation persistante des couches les plus vulnérables de la société. Ce qui a tué l’espoir. Il fallait 2 heures et 38 minutes de travail à un salarié gagnant 10 000 gourdes le mois en 1994 pour se procurer un « poulet pays » vendu à 150 gourdes lors. Cet employé aujourd’hui (2023) avec un salaire de 20 000 gourdes aura besoin de 30 heures et 48 minutes de travail pour se procurer ce même poulet qui se vend aujourd’hui à 3 500 gourdes. La situation est aussi catastrophique pour des cadres moyens qui gagnaient 20,000 gourdes en 1994 et avaient besoin de 2 500 gourdes pour aller au restaurant accompagné d’un copain ou d’une copine. Il lui fallait fournir 20 heures de travail. Ce cadre[5] aujourd’hui qui gagne 40 000 gourdes le mois, aura besoin de 15 000 gourdes pour se rendre au restaurant, et donc devra travailler 60 heures. Le même exercice pour le logement dénote la dégradation des conditions de vie des couches vulnérables de la société, et l’obligation pour certaines couches moyennes de se réfugier dans des poches de concentration de grande pauvreté.

La transformation résolue des arrangements économiques à partir des années 90 transférant des actifs de l’État vers un secteur privé dans un environnement normatif et institutionnel inadéquat a eu pour effet une concentration accrue des richesses et surtout un accroissement des inégalités. Au sein de cet État affaibli et incapable d’offrir des filets de sécurité, le désespoir s’est installé.

La violence qui alimente tout cet accablement s’est intensifiée à un rythme croissant proportionnel au niveau de la consternation créée.

À travers une organisation de défense des droits humains, j’ai rencontré, un matin de printemps de l’année 2022, 35 femmes provenant de l’un des quartiers les plus touchés par le climat d’inhumanité du grand Port-au-Prince. Des femmes jeunes et moins jeunes, toutes ayant subi des agressions sexuelles. Deux d’entre elles étaient enceintes au moment de leur viol, plus souvent collectif, et portaient encore leur bébé lors de notre rencontre. Les petites filles subissent également ces horreurs faites aux femmes. Certaines d’entre elles, émigrées depuis, témoignent de leur calvaire au pays d’accueil. Elles étaient certes le faciès de l’effondrement de l’État, mais elles étaient avant tout l’expression de l’effondrement d’une société de caste et d’apartheid silencieux qui les avait abandonnées depuis déjà longtemps.

En fait, cette culture de l’entre soi pour protéger les miettes jetées par les prédateurs en contrôle ne peut pas s’accommoder de trop d’intrus. Surtout des intrus avec des références sociales douteuses, une éducation peu recommandable ; un ensemble de préjugés partagés qui conduit trop souvent à la haine de l’autre, en fait la haine de soi. La perversité de cette dynamique sociale est que les groupes sociaux, survivant dans la précarité parce que tenus à l’écart de la production de biens et de services par un État prédateur associé ou sous l’obédience de certains réseaux sociaux d’accumulation (RSA), sont obligés eux-mêmes de stigmatiser des couches plus vulnérables pour préserver leur petit espace de survie. Ce serait donc une situation de subalternité[6] à plusieurs étages. Une dynamique fatale (calcul, intérêt, peur) qui nous conduit à un effondrement moral de la société et la perte du monopole de l’engagement collectif par l’État.

La cause fondamentale de cet effondrement est donc la structuration nocive de l’espace de vie empêchant les proies (dans ce cas les groupes sociaux en dehors des RSA) de se reproduire. Ce n’est autre que l’absence d’un contrat social entre les groupes sociaux qui permettrait d’établir un climat de confiance, de convivialité, à travers des arrangements plus équitables.

Les racines de cet état de fait

Comme stipulé dans la Fin d’une histoire économique, les formations sociales, espace de cohésion et de complicité entre les groupes sociaux, ne sont pas des générations spontanées, mais le résultat d’un processus à plusieurs moments. C’est le produit d’une évolution historique de luttes, de guerres intestines, d’alliances entre seigneurs de guerre, de défaites et enfin de victoires des plus forts qui imposent une vision : le rêve commun. Entre les différentes étapes qui constituent des points d’ancrage de ce processus, des luttes sans merci se livrent entre les groupes d’intérêts pour le contrôle des institutions politiques qui, in fine, déterminent les institutions économiques ; et différentes institutions économiques conduisent à des formes de distribution différentes.

On a assisté en Europe aux guerres intestines qui ont conduit à l’État nation. L’Allemagne en est un exemple frappant. « L’Allemagne était une collection de principautés, avec le droit de frapper leur argent, de développer leurs propres armées, et d’introduire leurs propres taxes et tarifs sur leurs biens. Cette division réduit considérablement les voyages à l’intérieur, et la commercialisation des biens ». Les princes s’opposaient farouchement à cette unité nationale qui signifiait pour eux, sinon une disparition totale mais une réforme des monarchies. Quelques-uns des seigneurs de guerre se sont affrontés, ont réduit les autres au silence et ont consenti des alliances ; ce qui a permis d’aboutir à ce territoire unifié. La route conduisant à l’unification, et donc au partage d’un rêve commun national, se construit à partir de plusieurs « moments » pour répéter Althusser[i].

En Haïti, le processus a été interrompu, confronté aux intérêts des puissances étrangères, en quête de territoire, et surtout désireux de se positionner en regard de la percée du canal de Panama. Par conséquent, l’État nation issu d’un mouvement endogène, à plusieurs moments – guerres intestines, alliance, trahisons, mariage, etc. – n’a pas émergé. Henry Christophe n’a pas gagné la bataille de Sibert. Dans le cas contraire c’aurait été peut-être un point de bascule vers une autre dynamique politique et sociétale.

Comment allons-nous renaitre ?

Venus de l’Est de l’île, les soubresauts provoqués par les menaces du président Abinader pour la fermeture de la frontière à cause de la construction d’un canal sur la rivière Massacre à Ouanaminthe font poindre à l’horizon l’espoir d’un réveil de la conscience collective. Je nous invite à suivre cette voie toute tracée pour faire taire ces émotions négatives, casser nos projets égoïstes, et assainir l’environnement de ces effluves de haine qui pourrissent la vie de nos concitoyens et concitoyennes depuis déjà trop longtemps.

Dans sa quête de souveraineté alimentaire, le peuple de Ouanaminthe a parlé très fort, tout haut et d’un seul élan. J’invite tout un chacun à faire monter en écho ce noble cri pour qu’il retentisse dans tous les coins de notre pays. Il faudra tout faire pour capitaliser sur cet élan (conscience collective) afin d’édifier ensemble la base d’un « contrat social » cristallisant des idéaux de vivre-ensemble par la mise en place d’institutions à même de répondre aux exigences d’organisation de la société et aux besoins des citoyens de manière équitable.

 

Fritz Alphonse Jean

Président de l’INHOPP

Institut Haïtien d’Observatoire de Politiques Publiques

 

[1] Clément, Cathy : Revue Internationale de Politique Comparée. 2004/1(vol. II) pages 35 à 40.

[2] Nicolas, Allrich : le processus d’appauvrissement des classes moyennes en Haïti. UNRISD. March 2020

[3] Nicolas. Allrich : ibid.

[4] Lotka (1925 et Voltera 1926

[5] 1- un médecin de service (spécialiste) gagne 55,900 gourdes brut, et 41,059 net. 2- Un médecin de service généraliste gagne 50,750 gourdes Brut, 37,750.70 gourdes net.

[6] Nicolas, Allrich : Subalternité et pouvoir en Haïti, Autour du livre de Alix René. Revue d’Histoire Haïtienne. CIDIHCA, Montréal 2022.

[i] In Reading Capital : Althusser et Balibar définissent une formation sociale comme une “totality of instances“ articulée sur la base d`un mode de production déterminé” (Althusser et Balibar, 1970, 207).