LE VAINQUEUR VAINCU

Me Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel

Le vainqueur vaincu est une analyse de Me Sonet Saint-Louis, du rapport difficile qu’entretiennent ceux qui nous dirigent avec la loi. Nos dirigeants font des lois pour les autres, pas pour eux, se croyant au-dessus de toutes normes. Ils accusent sans cesse la constitution et la rendent responsable de tous les malheurs d’Haïti. La réalité demeure que les dirigeants ont du mal à évoluer dans un cadre constitutionnel et institutionnel. Ils sont réfractaires à la loi. Finalement, le problème ce n’est pas la constitution qui a sans doute ses limites et ses faiblesses, mais ceux qui sont chargés la respecter et de le faire respecter. C’est une analyse à lire absolument…

Port-au-Prince, 4 novembre 2020– On sait que la majorité de nos dirigeants n’aiment pas la Constitution de 1987. Depuis son élaboration, ils ne l’ont jamais vraiment mise en application. La raison est toute simple : ils ne veulent pas la loi. Leur rapport au droit est difficile.

René Préval, ce président farfelu et sans vision, avait une fois déclaré que la Constitution de 1987 sur laquelle il a prêté serment en deux occasions, est « une source d’instabilité ». À la fin de son dernier quinquennat, il avait concocté un amendement frauduleux dans lequel il avait banni la participation populaire dans le choix des membres du Conseil électoral permanent, un organisme important destiné à l’organisation des élections dans le pays. Dans l’empressement, ces mangeurs de constitution ont reproduit une disposition transitoire relative à la formation du Conseil électoral provisoire présente à l’article 289 du texte amendé. Dans sa stratégie pour assurer son hégémonie dans l’espace politique haïtien, la mainmise sur l’appareil électoral a été l’élément central pour le clan de Préval.

Malgré toutes ces péripéties, la Constitution reste la loi mère et nous sommes tous obligés, dirigeants et dirigés, malgré ses grandes imperfections, de nous soumettre à ce dernier mot du droit. Mais on constate aujourd’hui encore que le harcèlement contre la Constitution de 1987 se poursuit : la nomination d’un Comité consultatif composé de cinq personnes, chargé de doter le pays d’une nouvelle Constitution, le prouve si besoin est.

Mais de quel savoir immense les membres de ce Comité peuvent se prévaloir pour doter le pays d’une nouvelle Constitution ? Ce jeu auquel ces citoyens se prêtent, les expose au suprême déshonneur et au mépris de tout un peuple en proie à toutes sortes de difficultés.

Citant René Préval, l’ancien Président de la Cour de Cassation et Président provisoire d’Haïti, Me Alexandre Boniface, a affirmé au Palais National que la Constitution de 1987 est la cause de toutes nos difficultés. Une déclaration qui traduit la grande ignorance de celui qui fut juge et Président à notre Cour suprême, une institution dont la fonction fondamentale est justement d’assurer l’autorité de la Constitution et de la règle de droit. Pour reprendre l’autre, Haïti est le seul pays où un juge arrive à la Cour Suprême sans avoir écrit une page de “ti malice”. C’est la facilité. C’est pourquoi, ces juges, une fois nommés à notre Cour suprême n’ont jamais exprimé leur devoir d’ingratitude à l’égard de leur autorité de nomination, selon la belle formule de R. Badinter.

Le pouvoir judiciaire ignoré des juges

Le Pouvoir judiciaire d’Haïti est dévolu aux juges, dispose l’article 173 de la Constitution. Un pouvoir qui est dépositaire de la “souveraineté nationale au même titre que l’Exécutif et le Législatif. Ce véritable pouvoir, protecteur de la Constitution et de la démocratie, par ignorance ou par docilité, permet à l’Exécutif de confisquer la souveraineté nationale à lui tout seul, malgré la mise garde clairement exprimée à l’article 59 de notre loi-mère.

La souveraineté nationale, concept politique, est faite de l’addition des trois pouvoirs qui constituent le fondement de l’État. Il est surprenant que Jovenel Moise décide de mettre de côté la Constitution de 1987 sans que les deux autres pouvoirs ne trouvent rien à en redire. C’est la faillite totale de nos institutions républicaines. Que doit donc faire le peuple, seul dépositaire de la souveraineté nationale, dont chacun détient une parcelle, en vertu du principe de l’égalité des droits ?

Dans le cadre de la démocratie représentative, chaque citoyen a délégué son pouvoir ou son droit d’agir, selon son propre vouloir. Mais il n’a rien aliéné de son droit de juger, ni celui de reprendre son pouvoir (Spinoza, Traité idéologico-politique).

En dehors des questions politiques sur le choix criminel d’élaborer sa propre Constitution pour asseoir sa dictature, on peut poser la question sur la compétence des membres de ce Conseil consultatif, a écrit fort à propos Dr Chery Blair, professeur de droit à l’Université d’État d’Haïti. Cette voie de l’avenir qu’on est en train de construire aux générations futures, est beaucoup plus porteuse de menaces que de promesses.

En Haïti, en raison de la dictature, l’espace du droit constitutionnel était peu fréquenté. Cette branche du droit qui était considéré comme un sous-droit, a non seulement rattrapé les autres branches du droit mais en temps les domine dans une certaine mesure. L’ancien Président de notre Cour suprême a commis l’erreur de voir dans la Constitution de 1987 non le droit mais un infra-droit. Un sous-droit.

Bien qu’elle opte pour une nouvelle charte fondamentale, la professeure de Droit Constitutionnel, Dr Mirlande H. Manigat, croit qu’il serait inapproprié de mettre en cause la Constitution comme artisan du véritable brigandage institutionnel qui affecte le pays. Cette diatribe non convaincante de l’ancien Président de la Cour de Cassation nous amène à douter de ses connaissances en droit constitutionnel et en droit tout court. Cette branche du droit, après avoir demeuré, trop longtemps un sous-droit ou un infra-droit, devient aujourd’hui le droit, le vrai droit. Car les diverses branches du droit reposent sur des bases constitutionnelles, pour répéter le Doyen Georges Vedel.

Où est l’urgence : changer rapidement le cours sanglant et inhumain des choses en Haïti ou élaborer une nouvelle Constitution pour permettre à certains groupes de s’approprier plus de pouvoirs ? Dans cette Haïti où l’on trouve la mort partout, celle de cette lycéenne, Evelyne Sincère, nous enlève le sommeil et nous place dans la tourmente.

On ne touche pas à une Constitution comme on veut

Depuis le deuxième lundi de janvier 2020, dans notre République où le président Jovenel Moïse est le seul maître à bord, chaque jour devient un jour noir. Jour après jour, on constate que la nuit de la dictature nous enveloppe tous. Un président impopulaire, une gouvernance axée sur la corruption qui n’est soumise à aucun contrôle, une économie improductive dans un État moribond. Malgré cet échec multiforme à son actif, il se permet tout. Gouvernance par décret, changement constitutionnel. On n’a jamais rien vu de tel.

Mais comment en sommes-nous arrivés là, se questionne l’intellectuel haïtien Daly Valet ? Il est important de se poser la question afin de pouvoir identifier la source du mal et d’en sortir.

Le premier constat est que le peuple vainqueur de trois décennies de dictature des Duvalier est vaincu. Le pouvoir actuel s’est tout permis, parce que pendant ces trois décennies on n’a pas su ériger des institutions fortes et démocratiques. La régression est partout. En 1987, les militaires avaient quand même le sens de la République. Ils savaient que l’ordonnateur des règles nouvelles en matière de Constitution est le peuple qui, de manière fondamentale, détient le pouvoir constituant originel.

C’est dans cet esprit républicain et démocratique que le Conseil National de gouvernement a, par arrêté en date du 17 septembre 1986, rendu public les noms des 41 Constituants élus le 19 octobre et ceux des 20 autres nommés sur proposition des associations professionnelles et politiques ayant fait parvenir leurs listes de candidats au ministère de l’information et de la coordination (Pierre-Raymond Dumas, « La transition d’Haïti vers la démocratie », p. 94).

Au niveau de la procédure utilisée par le régime en place, on peut parler de l’appropriation de la souveraineté. Il s’agit d’un mandat qui lui donne une sorte de droit d’aînesse pour toutes les décisions importantes de la nation. Le Comité restreint de cinq membres, traduit le caractère autoritaire du régime qu’il compte établir avec cette nouvelle loi constitutionnelle.

Le Président est dans une stratégie de diversion et de chaos juridique. On ne touche pas à une Constitution n’importe comment. La procédure d’amendement tracée aux articles 282 et 282-1 de l’actuelle Constitution constitue sa propre sécurité juridique. Le non-respect de cette procédure constitutionnelle ne peut conduire qu’au désordre et à l’anarchie juridique, a écrit Mireille Delmas Marty, Professeure au Collège de France. Les pouvoirs du Président sont limités. Aux termes de l’article 150 de la Constitution haïtienne en vigueur, le Président de la République n’a d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont attribués par la Constitution.

La primauté du temps constitutionnel

Toute intervention du Président en dehors des articles cités plus haut est illégale. S’il persiste dans cette voie, il devra donner sa démission. En effet, le Président Moïse avait fait le serment de respecter et de faire respecter la Constitution. Et selon l’article 21, commet un crime de haute trahison toute violation de la Constitution perpétrée par ceux qui sont chargés de faire la faire respecter. En d’autres termes, les pouvoirs ont un rôle de sauvegarde de la Constitution, de la démocratie et des droits du peuple.

Le peuple haïtien qui avait ratifié la Constitution de 1987 demeure juridiquement son auteur même s’il n’a pas été son rédacteur. Elle est son œuvre. Aucun homme, aucune fraction du peuple, aucune entente de citoyens, aussi dominants qu’ils soient, ne peuvent défaire son œuvre.

Jovenel Moise, puisqu’il a été élu sous l’empire de cette Constitution et sur laquelle il a donné son âme en garantie, ne peut intervenir dans un temps qui n’existe plus. Son temps avait suspendu son vol depuis la dernière session de la 50eme législature. La mauvaise planification du temps politique par cette équipe au pouvoir depuis 9 ans nous aura conduit à cette catastrophe politique. Selon l’article 92-3, l’élection pour renouveler intégralement la Chambre des députés qui se fait chaque 4 ans, aurait dû se tenir depuis le dernier dimanche du mois d’octobre 2019. Celui du Président de la République, le dernier dimanche du mois d’octobre 2020, aux termes des articles 134-2 et 284-2.

Le Président a un mandat de cinq ans. Une législature dure quatre ans. La beauté de l’article 284- 2 qui ne concerne que la procédure d’amendement est qu’il réconcilie le temps présidentiel avec le temps législatif. La fin d’une législature annonce le début de la cinquième année du mandat présidentiel lorsque les élections sont organisées à temps. L’article 134-2, fruit de l’amendement de 2011, a été élaboré justement pour répondre à la désinvolture et la manipulation politique grossière des dirigeants qui refusent d’organiser les élections aux dates prévues par la Constitution. Cette disposition retrouvée dans la Constitution de 1889 en son article 93, a été reproduite dans le texte amendé de 1987 est une fiction du législateur. Dans le système juridique, écrit Jean Louis Bergel, la fiction joue une fonction dogmatique et technique. Elle assure la cohérence du système juridique.

Vu qu’il n’avait pas l’initiative politique de s’installer immédiatement selon les dispositions de l’article 134-2 après qu’il a été donné vainqueur des présidentielles de 2016, l’actuel Président aurait pu, dans un esprit du compromis, global corriger facilement l’iniquité politique dont il a été victime à travers un accord politique. Mais il choisit plutôt la voie du chaos et de la confrontation politique. Ce retard est à mettre aussi sur le dos du régime provisoire du Sénateur Jocelerme Privert qui avait grignoté le mandat du successeur du Président Michel Martelly. On a eu la même situation en 1994, lorsque le Président Jean-Bertrand Aristide, après trois ans d’exil, revenait au pouvoir pour terminer un mandat exercé en grande partie par d’autres. Tout cela est compréhensible sur le plan constitutionnel en vertu du calendrier présidentiel établi par la Constitution de 1987. Chaque cinq ans, Haïti doit avoir un nouveau président. Le temps est continu et successif, selon Emmanuel Kant dans « Critique de la raison pure ».

On aura besoin d’une Assemblée constituante

Ignorant que la communauté internationale est une entité instable, il compte sur le soutien aveugle des Américains pour arriver jusqu’en février 2022 en pensant pouvoir remettre le pouvoir à quelqu’un de son clan. Tout cela pourrait être une grande illusion, l’appui de Washington sans la proximité populaire est le commencement de la déraison.

Les pressions exercées par les autorités américaines et onusiennes sur le pouvoir pour organiser les élections législatives en janvier 2021 sont une manœuvre et constituent une stratégie pour interpréter la Constitution haïtienne et prolonger le pouvoir du Président au-delà de son mandat constitutionnel qui prendra fin le 7 février 2021. Le texte de 1987 est le symbole de l’adhésion populaire chargé d’imperfections certes, doit être respecté tant par les gouvernants que les gouvernés. C’est l’essence même de l’État de droit.

Un travail de qualité s’impose puisque les amendements de René Preval n’ont pas contribué à améliorer ni à faire avancer notre droit. Il faut un débat sérieux entre les pour et contre autour des justifications avancées.

Le choix d’une nouvelle constitution n’est pas à écarter. Une transition nous offrira la possibilité d’avoir des échanges libres. On aura besoin d’une Assemblée Constituante. Pour qu’elle soit crédible et légitime, elle doit s’inspirer de la procédure démocratique de 1987 avec des participants dont le nombre devra correspondre à notre réalité géographique, et par-dessus tout, l’adhésion de la population à cette démarche est nécessaire.

La déception par rapport au recul que nous constatons sur le plan démocratique nous permet de dire que le peuple vainqueur est vaincu, faute de démocrates et visionnaires. L’esprit de 1986 et ceux et celles qui l’ont animé deviennent caducs. C’est la caducité de toute une période qui annonce à la fois la fin et l’évolution de l’Esprit haïtien. L’Esprit d’un peuple est celui de son temps. Le temps est à l’inventaire des bêtises d’un côté comme de l’autre.

Le mandat du Président Moïse prendra fin dans quatre mois. Il n’est pas possible qu’il nous laisse une constitution fabriquée sur le mode modèle américain avec quelques éléments du régime dominicain. Ces fraudeurs académiques doivent comprendre que le modèle américain qui jouit d’une grande réputation dans le monde n’est pas exportable en dehors des États-Unis. Il est le fruit du travail des intellectuels américains qui ont construit l’Esprit américain. Le rêve américain, l’Esprit américain n’est pas celui des Haïtiens. C’est en cherchant l’Esprit haïtien qu’on peut lui fabriquer une constitution et des lois. C’est le cas de dire que l’Esprit des lois est celui du peuple. La meilleure constitution pour Haïti ne se fera qu’avec l’Esprit haïtien.

 

Me Sonet Saint – louis av

Professeur de droit constitutionnel

Faculté de droit

2 novembre 2020

sonet43@hotmail.com

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