La politique criminelle haïtienne face à la criminalité…

Me, Guerby Blaise, avocat,...

Première partie

Par Guerby Blaise, docteur en droit,

Paris, dimanche 26 décembre 2021- 1. Nous attendions délibérément la publication de notre thèse dont les travaux de recherche portent sur « les mesures privatives de liberté avant jugement. Regard porté sur le droit haïtien à la lumière du droit français » avant de publier deux autres ouvrages relatifs à la sécurité publique et le droit de l’exécution des peines. Mais l’urgence politique actuelle nous contraint à partager aux pouvoirs publics haïtiens un extrait de notre livre sur la politique sécuritaire qui doit paraître. À cet égard, nous adaptons cet article à la situation inquiétante du pays en matière de sécurité dans le but d’inciter les autorités publiques et les politiques sur la politique sécuritaire à envisager, voire adopter, afin d’assurer le droit constitutionnel à la sécurité des citoyens.

  1. La question de la sécurité publique fait ressurgir un vieux débat sur le concept de déshumanisation du droit pénal, qui caractérise le parallélisme entre la protection de l’ordre public et les risques d’insécurité dans le cadre de la paix sociale. Cette conciliation sociale, expérimentée depuis la période du XIXe siècle tant dans les régimes totalitaires que dans les démocraties modernes, repose sur la notion de « défense sociale » (M. Delmas-Marty, « Libertés et Sûreté dans un monde dangereux », éd., du Seuil, févr. 2010). C’est sur la base de la défense sociale que la justice pénale française reconnaît l’importance de la notion de dangerosité dans le dysfonctionnement de la sécurité publique. Avant l’adoption du code pénal français (Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal), le législateur n’avait pas établi le parallélisme entre la dangerosité et la culpabilité dans le cadre de la sécurité publique. Avec une carence de la législation marquée par l’articulation du couple dangerosité/sécurité, c’est sous la pulsion d’un mouvement, défendu sous la dénomination de « défense sociale nouvelle », qu’on commença à tenter de détacher la dangerosité de la culpabilité dans la notion de la paix sociale (M. Ancel, La Défense sociale nouvelle. Un mouvement de politique criminelle humaniste, Paris, Cujas, 3e éd., 1981 (1956). Ce mouvement est marqué par l’articulation entre la « défense sociale et l’humanisme juridique ».
  2. La présentation de la politique de la sécurité publique du droit français n’est pas anodine, en ce qu’elle est exposée afin de permettre aux autorités politiques haïtiennes d’orienter leur politique criminelle vers une justice prédictive détachée de la culpabilité en combinant une politique de sécurité avant-gardiste et d’extrême rigueur en matière de délinquance ordinaire et de criminalité. Le lecteur risque de se lasser des développements de notre travail en profondeur. Pour cela, nous proposons de n’exposer que la politique criminelle face à la criminalité dans le but de faciliter l’éradication de la peur chez les citoyens haïtiens.

4.La recrudescence de l’insécurité occupe une place préoccupante dans les débats politiques haïtiens pendant la dernière décennie. Cette situation renvoie au questionnement du rôle de la justice pénale face à la délinquance. Les critiques ne tardent pas à disséminer sur l’absence de politique sécuritaire pour apporter une réponse pénale effective et efficace en vue de freiner l’essor de la criminalité. Face à ce constat, la justice pénale se doit de contribuer à la préservation de l’ordre social à travers l’application des mesures coercitives. Pour cela, la réalité de la lutte contre la délinquance ordinaire et la criminalité doit se comprendre dans la nécessité de la mise en place d’une politique sécuritaire en amont au-delà d’une politique punitive. C’est dire que les pouvoirs publics ne doivent pas inscrire la lutte contre l’insécurité dans une démarche préférentielle entre la prévention et la sanction. Au contraire, les deux doivent se compléter afin de mieux garantir la paix sociale. À défaut d’avoir conscience de l’importance de la mise en place de cette politique de complémentarité, il va sans dire que la justice pénale sera débordée par un afflux de crimes auxquels les réponses pénales n’influeraient pas sur la réduction de la criminalité et la délinquance. Il paraît utopique d’espérer la sécurité des vies et des biens dans une justice laxiste construite uniquement autour du libéralisme dans laquelle les droits ne sont pas contrebalancés. Dans ce cadre, les mesures pré-sentencielles contribuent à la sécurité nationale et soulèvent le débat juridique sur le questionnement du droit à la sécurité.

  1. L’omniprésence de la criminalité et de la délinquance dans la société haïtienne témoigne de l’intérêt des pouvoirs publics à assurer la paix sociale sur le territoire national. Cet intérêt général traduit l’obligation des autorités publiques de superposer trois intérêts : la protection de l’État, celle des personnes et celle des biens dans le cadre de la sécurité publique. L’accroissement considérable de la criminalité et de la délinquance ordinaire depuis une décennie devrait conduire les pouvoirs publics à regrouper un ensemble de dispositions relatives à la sécurité intérieure dans un recueil pour montrer la place de la protection du territoire nationale dans les politiques publiques. Il est regrettable que la codification de la « sécurité intérieure » ne semble pas occuper une place prépondérante dans les discussions politiques haïtiennes. En ce sens, le législateur haïtien paraît peu inspiré dans la répression de la violation de la sécurité intérieure de l’État par l’adoption de la loi du 14 novembre 2013 sanctionnant le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Cette loi a été modifiée par la loi du 13 octobre 2016. Cependant, le législateur haïtien, en 2013 et 2016, semble être conscient que l’expansion de la criminalité et de la délinquance peut transformer l’État pour reprendre l’expression de Xavier Latour, en un « État augmenté ». C’est précisément sur la base de cette transformation étatique que François Borella appelait à « ouvrir un dialogue réfléchi (…) sur les évolutions et transformations de l’État et de la Nation dans le monde contemporain (F. Borella, Civitas Europa, n° 1, 1998, p. 3). Donc, les pouvoirs publics (Parlement et Exécutif) doivent s’accorder sur la nécessité de doter les acteurs judiciaires d’importants outils juridiques pour prévenir la dangerosité des individus afin de mieux contrôler leur territoire. Cette préoccupation traduirait la volonté de l’État de se tourner vers un contrôle sévère en amont de la dangerosité afin de faire disparaître la peur dans la société.
  2. À l’instar de Nassim Nicholas Taleb dans son célèbre ouvrage intitulé « Le cygne noir, la puissance de l’imprévisible, 5 sept. 2014, les belles lettres », certains auteurs évoquent la peur de la société comme un justificatif de la transformation de la justice rétributive en justice prédictive. C’est dire que la peur pousserait les pouvoirs publics à espérer illusoirement une société dénuée de tout risque de danger, c’est-à-dire que les autorités politiques visent l’éradication de la criminalité pour réduire quantitativement le phénomène criminel.

Cette politique illusoire de « zéro danger » fut souvent redondante dans les discours de l’ancien ministre haïtien de la justice et de la sécurité publique, Lucmane Delile, qui a affirmé que « la peur doit changer de camp, et la peur va changer de camp ». Cette phrase constitua pratiquement la toile de fond des discours de cet ancien garde des sceaux haïtien en matière de stratégie sécuritaire face à la montée en puissance des groupes armés dans des zones sensibles dites « zones de non-droit ». Rappelons au passage que l’État se montre toujours impuissant face au crescendo de la criminalité en Haïti depuis la rupture du peuple avec la dictature lors de la grande révolution populaire du 7 février 1986 ayant conduit au départ du Président Duvalier fils.

  1. Contrairement à l’affirmation de Lucmane Delile, peu importe la puissance économique et l’efficacité de la politique sécuritaire d’un pays, la société ne peut échapper à la criminalité. Il est vrai que les risques peuvent n’être pas similaires dans tous les pays, mais le risque zéro n’existe pas. La raison s’explique tout simplement du fait que la criminalité soit un phénomène social qui se construit en fonction du milieu social, et tout être humain comporte des prédispositions criminelles. Le délinquant et l’homme honnête se différenciant seulement par le passage à l’acte, l’homme perd son statut d’honnêteté à partir du moment où il commet une infraction. C’est pourquoi la question de la sécurité publique n’est pas envisageable sans concéder le poids de la prévention dans la sécurité publique (I), c’est-à-dire un contrôle judiciaire en amont de la personnalité criminelle. Cette politique préventive doit se doubler de la justice pénale de proximité en matière de criminalité (II).