SAINT-MARC, dimanche 11 mai 2025 (RHINEWS)– Une enquête menée par l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), vient d’éclabousser le Centre de Réception et de Livraison des Documents d’Identité (CRLDI) de Saint-Marc, avec des accusations multiples de corruption, de mauvaise gestion financière, de favoritisme, de racket organisé et d’obstruction au processus judiciaire. Ces révélations, appuyées par des témoignages, documents bancaires, correspondances officielles et extraits de communications internes, dressent le portrait d’une administration rongée par des pratiques illicites au cœur même d’un service public essentiel.
Tout a commencé par une correspondance conjointe adressée à l’ULCC par quatre organisations de la société civile et du secteur syndical – l’Organisation des Citoyens Engagés pour une Nouvelle Haïti (OCENH), le Collectif National pour la Défense des Droits des Haïtiens (KONDA), l’Union des Syndicats des Travailleurs Haïtiens (USCTAH) et le Syndicat des Salariés et des Cadres de l’Administration Publique (SSCTNH). Ces groupes y dénonçaient un système de corruption bien huilé impliquant plusieurs employés du CRLDI, en particulier l’administrateur Castel Estilus, accusé de soutirer des sommes allant de 35 000 à 75 000 gourdes pour la délivrance de passeports, en sus des frais officiels. Le système comprenait aussi l’exigence de paiements pour des formulaires censés être gratuits et l’usage de canaux parallèles non réglementés.
À travers le groupe WhatsApp « Yon Lòt Latibonit Posib », des journalistes locaux ont publiquement exprimé leur indignation, apportant un soutien indirect aux dénonciations. L’un des cas les plus emblématiques est celui d’une mère qui, en février 2022, dit avoir confié 25 000 gourdes à M. Estilus pour un passeport destiné à sa fille mineure, sans jamais obtenir le document. Elle a dû recourir à une agence privée, représentée par un certain « Bertin », pour débourser à nouveau 15 000 gourdes. Un pasteur, quant à lui, a affirmé avoir déboursé 30 000 gourdes, accompagné d’une carte électorale, pour un passeport n’ayant jamais été émis. Ce dernier aurait reçu un message d’intimidation de M. Estilus : « Pa genyen moun ki ka arete m nan vil la. »
Mandatée par l’ULCC, la commission d’enquête s’est livrée à l’examen minutieux des comptes du CRLDI, à l’audition de plaignants, à la collecte de pièces justificatives et à la confrontation d’employés et cadres administratifs. Malgré un climat de peur généralisée, les témoignages ont mis en lumière des pratiques financières douteuses, mais aussi des failles profondes dans les mécanismes de contrôle interne.
Un second volet de l’enquête s’est concentré sur l’usage frauduleux de timbres pour la production de passeports. Un cas a été signalé dans lequel un même timbre aurait servi à générer deux passeports pour un NIF unique. Les opérateurs du centre, tout en niant toute possibilité technique de double usage, ont toutefois admis que ces documents n’avaient pas été produits localement, laissant supposer une dimension nationale à cette fraude.
L’un des éléments les plus troublants de l’enquête réside dans la gestion financière interne du centre. Le Responsable du CRLDI, Washny Bien-Aimé, a confirmé devant la commission qu’il administre personnellement les recettes du centre, avec des dépôts effectués sur son compte bancaire personnel ou sur un compte conjoint ouvert avec Castel Estilus, hors de toute autorisation légale. Il a également reconnu effectuer des paiements à partir de ce compte à destination de compagnies tierces comme PR Entreprise S.A. et PC Haïti, sans la moindre traçabilité conforme aux normes budgétaires. Bien-Aimé justifie ces pratiques par le besoin de payer les contractuels et de financer le fonctionnement du centre, mais la commission y voit une infraction directe à l’article 98 de la loi du 4 mai 2016, qui proscrit toute exécution budgétaire hors cadre.
De surcroît, M. Bien-Aimé a admis s’octroyer quotidiennement entre 5 000 et 7 500 gourdes comme per diem pour des « frais de logement », sans aucun encadrement administratif. La Commission qualifie ce comportement d’abus de fonction aggravé, relevant de la concussion telle que définie par la loi anticorruption du 12 mars 2014.
En matière de gestion des ressources humaines, la situation n’est guère plus reluisante. Le recrutement des agents du CRLDI, selon les propres déclarations du Responsable, se fait sur recommandation des autorités locales ou selon les besoins immédiats, sans aucun respect des procédures établies. La Commission y voit un cas manifeste de favoritisme, sanctionné pénalement par l’article 5.10 de la loi sur la corruption.
Concernant l’agence de passeports privée Best & Best, les enquêteurs soupçonnent un conflit d’intérêts majeur. Bien qu’Estilus nie en être le propriétaire, une lettre officielle de l’agence datée du 13 juin 2024 mentionne explicitement son nom dans un contexte laissant présager un lien structurel. Le propriétaire légal, Gary Benjamin, a évoqué un simple lien familial, sans toutefois convaincre la commission sur la neutralité de cette relation.
Enfin, malgré de nombreuses injonctions formelles de l’ULCC, le Directeur du Centre n’a jamais soumis les pièces comptables exigées. Il a d’abord évoqué un vol de documents survenu en juillet 2024, avant de repousser à plusieurs reprises les dates de transmission, sans jamais s’exécuter. Pour la Commission, il s’agit d’une obstruction manifeste à l’enquête, en violation de l’article 21 de la loi anticorruption.
Les conclusions de la Commission sont sans appel : il existe des présomptions graves de détournement de fonds publics, de gestion parallèle illicite, de pratiques clientélistes et d’intimidation à l’égard des usagers et des plaignants. Washny Bien-Aimé et Castel Estilus sont ainsi passibles de poursuites pénales pour fautes de gestion, abus de fonction, usurpation de titre et entrave à la justice. L’ULCC poursuit ses investigations en collaboration avec d’autres instances étatiques en vue de possibles arrestations et de la mise sous scellés de comptes bancaires liés au CRLDI de Saint-Marc.