PORT-AU-PRINCE, dimanche 25 mai 2025 (RHINEWS)-L’avant-projet de Constitution propose une reconfiguration profonde de l’organisation territoriale du pays, recentrée sur deux niveaux : la commune et le département. Cette réforme constitutionnelle, si elle venait à être adoptée, abolirait le statut des sections communales, jusque-là reconnues comme premières entités administratives par la Constitution de 1987. Derrière l’affichage d’une volonté de décentralisation accrue, les dispositions du texte révèlent une architecture institutionnelle nouvelle, marquée par des ruptures, des zones d’ombre et des interrogations majeures sur la gouvernance locale, la cohésion territoriale et l’avenir du monde rural haïtien.
L’article 65 de l’avant-projet est sans équivoque : « Les collectivités territoriales sont la commune et le département. » L’article 65-1 précise : « Tous les chefs-lieux de commune ainsi que toutes les sections communales à la date d’adoption de la présente Constitution sont désormais élevés au rang de communes. » Cette disposition marque la disparition pure et simple des sections communales comme entités distinctes, alors que la Constitution du 29 mars 1987, à l’article 61, reconnaissait trois niveaux de collectivités territoriales : la section communale, la commune et le département. Elle faisait de la section communale la base de l’organisation administrative du pays, dotée d’un Conseil d’Administration de la Section Communale (CASEC) et d’une Assemblée de la Section Communale (ASEC), tous deux élus au suffrage universel direct.
Ce démantèlement du niveau communal de base soulève des interrogations sur la représentation effective des zones rurales et sur la capacité de ces nouvelles communes à gérer de façon autonome leurs territoires, souvent marqués par l’isolement, la pauvreté structurelle et le manque d’infrastructures de base.
Le redécoupage proposé entraînerait une multiplication considérable du nombre de communes. À ce jour, Haïti compte 146 communes et 571 sections communales. En appliquant la règle de l’article 65-1, on passerait à 717 communes. Cette explosion quantitative ne s’accompagne pas d’un plan clair sur la manière d’organiser ces nouvelles entités dans une structure cohérente. L’avant-projet n’évoque ni la création de nouveaux arrondissements, ni les ajustements nécessaires pour l’élection des députés, qui doivent pourtant être élus au niveau des arrondissements.
L’article 67 mentionne que « l’arrondissement est une division administrative pouvant regrouper plusieurs communes » et qu’« il est un cadre d’intervention de l’Administration Centrale et de l’Administration Départementale », mais il n’indique ni sa structure de gouvernance, ni son rôle institutionnel précis. Cette imprécision nourrit une incertitude quant à la lisibilité de l’échelon intermédiaire et pourrait affaiblir l’efficacité administrative.
Le projet constitutionnel confère au département un rôle politique et administratif renforcé, notamment avec la création du poste de gouverneur départemental, doté d’une autonomie de gestion. Toutefois, le texte ne précise pas si le nombre actuel de départements (10) sera maintenu ou modifié pour refléter la nouvelle réalité communale. Certaines propositions évoquent la nécessité de subdiviser certains départements, comme le Plateau Central (en haut et bas plateau), l’Artibonite (en haut et bas Artibonite), ou de faire des îles comme La Gonâve, La Tortue ou l’île-à-Vache des départements à part entière.
La Constitution ne statue pas sur ces hypothèses, ce qui soulève la question de la cohérence territoriale. La centralisation du pouvoir au niveau départemental risque de réintroduire une forme de tutelle politique déguisée sur les communes, d’autant plus que l’article 66-11 permet au gouverneur de demander l’annulation des décisions communales qu’il juge illégales ou contraires à l’intérêt départemental, même si le texte précise que ce recours n’est pas suspensif sauf en matière de propriété foncière et de libertés publiques.
La commune est définie comme « la plus petite entité territoriale administrative de la République » (article 66), dotée de la personnalité morale et de l’autonomie administrative et financière. L’administration communale repose sur un maire élu pour cinq ans, indéfiniment rééligible, assisté par une Assemblée municipale composée de cinq à onze membres. Le maire rend compte de sa gestion à l’Assemblée municipale et en informe le gouverneur.
Malgré cette autonomie proclamée, plusieurs articles révèlent des mécanismes de contrôle indirect : le gouverneur peut suppléer en cas de vacance (article 66-7), demander l’annulation de décisions (article 66-11), et recevoir un rapport de gestion du maire (article 66-9). En outre, les décisions communales sont soumises à recours devant le Conseil constitutionnel (article 66-12), ce qui introduit une judiciarisation des actes municipaux sans garantie d’un accompagnement administratif efficace.
La transformation des sections communales en communes risque d’entraîner une urbanisation artificielle des territoires. Le monde rural haïtien, structuré depuis des décennies autour des CASEC et ASEC, pourrait voir ses canaux de représentation effacés sans qu’un modèle de proximité ne soit mis en place. L’impact sur la paysannerie pourrait être sévère : déconnexion entre les besoins locaux et la gouvernance, complexification de l’accès aux services, dilution de la parole communautaire. L’article 66-8 énonce pourtant que « l’État a pour obligation d’établir au niveau de chaque commune les structures propres à la formation sociale, économique, civique et culturelle de sa population », mais cette disposition demeure déclarative sans mécanismes ni calendrier de mise en œuvre.
La gestion du foncier local, souvent source de conflits, est confiée au maire « par les services compétents » (article 66-10), mais sans précisions sur les moyens de régulation ou de contrôle, ce qui pourrait ouvrir la voie à des conflits fonciers accrus en l’absence d’institutions locales bien établies.
La Constitution de 1987 proposait une décentralisation ascendante, fondée sur la participation populaire à travers les structures de base. Elle instituait trois niveaux d’administration territoriale, introduisait des Conseils élus à chaque échelon et reconnaissait l’autonomie de chaque collectivité. En contraste, l’avant-projet 2025 opère une simplification verticale, réduit le nombre de niveaux à deux, multiplie les communes, mais renforce le pouvoir de contrôle départemental.
L’avancée principale du texte de 2025 réside dans la reconnaissance d’une autonomie élargie de la commune, mais cette autonomie reste théorique en l’absence de garanties constitutionnelles sur les ressources, les compétences exclusives, ou la protection contre les ingérences politiques. Le principal recul est l’effacement du tissu local que constituaient les sections communales, lesquelles assuraient une représentativité rurale et un encadrement de proximité.
La réforme proposée nécessitera des ressources colossales : création d’infrastructures municipales, recrutement de personnel, formation, élaboration de budgets locaux, élections générales, etc. Or, l’avant-projet ne prévoit aucun dispositif transitoire ni plan de financement. Il ne précise pas non plus la manière dont la carte électorale sera redessinée, ni comment les nouvelles institutions locales seront accompagnées.
Dans un pays déjà en crise institutionnelle et financière, une telle réforme pourrait aggraver les déséquilibres, fragmenter davantage le territoire et créer des entités administratives déconnectées de leurs réalités sociales.
Sous couvert de modernisation territoriale, l’avant-projet de Constitution semble compromettre des décennies d’efforts de structuration du pouvoir local. La suppression des sections communales, l’inflation du nombre de communes et l’absence de mécanismes clairs pour les articuler posent la question de la viabilité du modèle proposé. Si l’intention de décentralisation est salutaire, sa concrétisation actuelle dans le texte apparaît inaboutie, risquée et potentiellement contre-productive pour la stabilité administrative du pays et l’inclusion des populations rurales.
RHINEWS/Rédaction constitutionnelle et affaires publiques/ Tous droits réservés, mai 2025.