PORT-AU-PRINCE, vendredi 30 mai 2025 (RHINEWS)— Le texte consacré au pouvoir judiciaire dans l’avant-projet de Constitution haïtienne de mai 2025 propose une série de réformes majeures, censées rétablir la confiance dans un système judiciaire miné par la politisation, la corruption et les pressions du pouvoir exécutif. À la lumière d’une analyse comparative avec la Constitution de 1987, plusieurs éléments émergent : certaines avancées sont notables, mais les garanties d’indépendance réelle et de protection contre les interférences restent limitées ou ambiguës.
L’article 158-1 reconduit la structure traditionnelle du pouvoir judiciaire avec la Cour de cassation au sommet, suivie des cours d’appel, tribunaux de première instance, tribunaux de paix et juridictions spécialisées. Ce schéma reste similaire à celui de l’article 173 de la Constitution de 1987, qui définissait également la pyramide judiciaire. Toutefois, l’avant-projet insiste davantage sur l’encadrement légal de leur fonctionnement : « leur nombre, composition, organisation, fonctionnement et juridiction sont fixés par la loi », précise l’article 158-1. C’est une précision importante dans un contexte où l’arbitraire et le clientélisme ont parfois dicté la création de juridictions parallèles.
L’article 158-2 interdit la création de juridictions extraordinaires, ce qui reprend fidèlement l’esprit de l’article 175 de la Constitution de 1987 : « Il ne peut être établi de tribunal extraordinaire sous quelque dénomination que ce soit. » Il s’agit d’un verrou de protection contre toute justice d’exception.
Les articles 159 à 162 posent les fondements du statut des magistrats. Selon l’article 159 du nouveau texte, les juges de la Cour de cassation sont nommés à vie, ceux des cours d’appel pour dix ans, ceux des tribunaux de première instance pour sept ans et ceux des tribunaux de paix pour cinq ans. C’est un léger recul par rapport à la Constitution de 1987 (art. 174), qui prévoyait un mandat unique de dix ans pour tous les juges, avec possibilité de confirmation. Cette variation des durées ouvre la porte à des formes différenciées de pressions selon les niveaux hiérarchiques.
Quant à leur nomination, l’article 160 introduit une innovation : les juges de la Cour de cassation sont nommés par le président de la République « après approbation du Sénat, sur une liste de trois personnes par siège soumise par le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) ». Ce mécanisme vise à limiter l’arbitraire présidentiel, mais il maintient un rôle prépondérant au chef de l’État, contrairement aux propositions de la société civile qui réclamaient un système de cooptation exclusivement judiciaire. Les juges des autres juridictions sont aussi choisis à partir d’une liste du CSPJ, ce qui constitue une avancée par rapport à 1987, où les nominations étaient plus fortement contrôlées par le pouvoir exécutif.
L’article 162 renforce l’inamovibilité des magistrats, affirmant qu’ils ne peuvent être déplacés sans leur consentement, même en cas de promotion, et ne peuvent être destitués que pour forfaiture ou suspendus qu’après inculpation. C’est un progrès par rapport à la Constitution de 1987 (art. 177), où les garanties contre la mutation arbitraire étaient moins explicites. Cette clause est essentielle pour protéger les juges contre les représailles du pouvoir politique.
L’article 162-1 précise que les chefs de juridiction sont élus par leurs pairs. Cela va dans le sens d’une plus grande autonomie interne du pouvoir judiciaire, en rompant avec la logique de nomination hiérarchique. Toutefois, l’avant-projet reste muet sur les conditions d’éligibilité, de campagne ou de destitution de ces chefs, laissant un vide juridique à combler par la loi organique.
Par ailleurs, l’article 170-2 établit le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) comme instance centrale de discipline, d’information et de gestion de la magistrature. C’est une reprise fidèle de la Constitution de 1987 (art. 184), mais cette fois, le CSPJ est doté d’un « pouvoir général d’information et de décision ». Toutefois, l’avant-projet ne modifie pas le mode de composition du CSPJ, source de nombreuses critiques depuis sa création : un CSPJ où siègent à la fois des magistrats élus, des membres nommés par le pouvoir exécutif et des représentants de la société civile reste vulnérable aux influences politiques.
Sur le plan du fonctionnement, l’article 165 précise que les fonctions de juge sont incompatibles avec toute autre activité salariée, à l’exception de l’enseignement. C’est une clause classique pour éviter les conflits d’intérêts, déjà présente dans la Constitution de 1987. Les articles 166 à 167 renforcent l’exigence de publicité des débats et de motivation des jugements — autant de principes clés de l’État de droit.
Cependant, les garanties d’indépendance restent ambigües lorsqu’il s’agit des magistrats du ministère public et des juges d’instruction. Selon l’article 159, « les agents du ministère public et les juges d’instruction sont nommés par le président pour une période de cinq ans ». Cette nomination directe, sans contrepoids du CSPJ, constitue une faille importante : elle maintient l’influence politique sur l’action pénale, notamment dans les affaires impliquant des dignitaires de l’État.
En clair, les juges ne sont pas pleinement libres de poursuivre les hauts responsables politiques sans risquer leur poste. Cette absence de mécanisme de protection contre les pressions dans les affaires sensibles constitue un recul par rapport aux revendications de nombreuses associations de magistrats, dont le RENAMA, qui a récemment plaidé pour « l’indépendance totale des juges d’instruction, protégés par des mandats longs et irrévocables sauf faute grave ».
L’article 163 reprend une règle importante : la Cour de cassation ne connaît pas du fond des affaires, sauf exception. L’article 163-1 précise ces exceptions, notamment en cas de pourvoi contre les ordonnances du juge d’instruction ou les jugements en dernier ressort des tribunaux de paix. Ce mécanisme de cassation avec ou sans renvoi reste fidèle aux pratiques existantes.
Les articles 168 et 168-1 attribuent à la Cour de cassation le règlement des conflits d’attribution et la compétence sur les décisions des tribunaux militaires, comme c’était le cas sous la Constitution de 1987 (art. 182).
Enfin, l’article 169 dispose que les tribunaux ne peuvent appliquer les actes administratifs que s’ils sont conformes à la loi. C’est une clause de contrôle de légalité, qui demeure inchangée.
Si l’avant-projet de Constitution introduit plusieurs éléments positifs, notamment la reconnaissance explicite du CSPJ, l’inamovibilité renforcée des juges, la diversification des mandats, l’élection des chefs de juridiction, il laisse subsister de graves vulnérabilités. En particulier, la nomination présidentielle des juges d’instruction et des procureurs, sans l’aval du CSPJ, compromet l’autonomie du parquet et rend illusoire l’idée d’une justice capable de juger les plus puissants.
Pour que l’indépendance du pouvoir judiciaire soit plus qu’un principe proclamé, il faudra aller plus loin : renforcer le rôle du CSPJ, garantir l’irrévocabilité des juges d’instruction, protéger les magistrats contre les représailles, et surtout, instaurer une culture institutionnelle de l’État de droit.