PORT-AU-PRINCE, samedi 24 l’ai 2025, (RHINEW)-L’avant-projet de Constitution de mai 2025 introduit une transformation majeure de l’architecture territoriale haïtienne : chaque département devient désormais une entité dotée d’une autonomie administrative et financière, gouvernée par un exécutif élu au suffrage universel. À première vue, cette disposition semble répondre aux aspirations récurrentes de décentralisation. Pourtant, à l’analyse, le dispositif soulève plus d’inquiétudes que de garanties sur la cohérence juridique de la réforme et l’équilibre des pouvoirs.
Le cœur de cette mutation repose sur la création de la fonction de gouverneur départemental, investi d’un mandat électif de cinq ans, potentiellement renouvelable indéfiniment, ce qui constitue en soi une brèche démocratique préoccupante. En l’absence de limitation de mandats, le risque de captation durable du pouvoir par des figures locales s’accroît, en contradiction avec l’esprit de rotation républicaine du pouvoir.
Plus fondamentalement, l’instauration d’un exécutif départemental autonome, sans la mise en place explicite d’un pouvoir législatif départemental pleinement fonctionnel, ni d’un pouvoir judiciaire indépendant à l’échelle territoriale, crée un déséquilibre institutionnel flagrant. L’Assemblée Départementale, mentionnée comme un organe consultatif formé de représentants des assemblées municipales, n’a pas de pouvoir législatif clairement défini. Elle semble tenir plus du comité consultatif que d’un véritable contre-pouvoir. À cet égard, on assiste à une centralisation du pouvoir exécutif au niveau départemental, sans mécanismes suffisants de reddition de comptes locaux.
Cette évolution suggère une tendance vers un fédéralisme implicite, sans toutefois en assumer pleinement les conséquences juridiques. Le texte affirme que le département « n’est pas placé sous la tutelle de l’Administration centrale », ce qui accentue la logique d’autonomie, tout en maintenant un pouvoir de recours de cette même administration contre les décisions locales, introduisant ainsi une ambiguïté juridique sur le véritable statut du département dans la hiérarchie de l’État.
Or, un véritable État fédéral repose non seulement sur des exécutifs régionaux élus, mais aussi sur une autonomie judiciaire et législative complète, ce que l’avant-projet évite soigneusement d’établir. En l’absence de cours départementales, les contentieux locaux restent du ressort des juridictions centrales. C’est là un frein évident à l’indépendance des territoires et à l’efficacité de l’administration locale.
Par ailleurs, la question de la réforme de la police, élément clef de toute décentralisation cohérente, est totalement éludée. Dans l’état actuel, la Police nationale reste une institution unique, centralisée, sous l’autorité du ministère de la Justice. Une incohérence majeure persiste : si l’on confère aux départements des compétences exécutives étendues, la sécurité publique devrait relever d’un pouvoir de police locale. Cela implique de redéfinir la structure policière : créer une police municipale ou départementale sous la supervision du ministère de l’Intérieur, tout en maintenant une police judiciaire nationale rattachée au ministère de la Justice. Ce dualisme permettrait de distinguer clairement les fonctions de maintien de l’ordre local des fonctions d’enquête pénale, respectant ainsi le principe de séparation des pouvoirs.
En l’absence de cette réforme, la centralisation de la force publique contredit l’autonomie administrative locale proclamée. Il s’agit là d’une anomalie juridique grave, qui pourrait, dans les faits, paralyser la mise en œuvre de la gouvernance départementale ou la placer sous influence indirecte de l’exécutif national.
Enfin, la logique de décentralisation, pour être crédible et effective, aurait exigé l’inclusion d’un plan de réforme du système fiscal et de transfert budgétaire. Or, aucun mécanisme de financement structurel des départements n’est précisé, si ce n’est l’affirmation que le gouverneur administre les ressources départementales. Quelles sont ces ressources ? Comment sont-elles allouées ? Comment éviter une dépendance financière à l’État central ? Ce silence de l’avant-projet empêche toute évaluation sérieuse de la viabilité économique du modèle.
En somme, si cet avant-projet introduit certaines avancées symboliques dans la reconnaissance des autonomies territoriales, il pèche par une absence de rigueur juridique, une approche fragmentaire de la décentralisation, et un refus d’assumer les implications constitutionnelles d’un véritable fédéralisme. Le risque est réel de voir se développer un appareil local d’État sans garde-fous, ni cadre normatif suffisant, exposant les départements à des dérives autoritaires ou clientélistes.
Ce moment constituant aurait dû être l’occasion d’une réforme globale de l’État : clarification du partage des compétences, restructuration des forces de sécurité, introduction d’un pouvoir judiciaire local, et refondation des institutions fiscales. À défaut, il s’agit là d’un pas hésitant vers une décentralisation incomplète, qui pourrait, paradoxalement, aggraver la fragmentation et l’instabilité du pays plutôt que de les résoudre.