Haïti-presse : l’urgence de redonner sens, éthique et dignité au journalisme haïtien…

Image d'archivess: Des journalistes haitiens marchent contre la violence...

MIAMI, vendredi 16 mai 2025 (RHINEWS)-Dans l’état de délitement avancé que connaît aujourd’hui Haïti, il est une fonction essentielle dont la dénaturation menace non seulement la démocratie, mais l’idée même de société : celle de journaliste. Non pas au sens fonctionnel du terme – celui qui parle devant un micro, anime une émission ou publie un texte sur les réseaux sociaux – mais au sens noble et rigoureux de celui qui, au prix de la discipline et du courage, exerce un métier dont la finalité est de chercher, comprendre, rendre compte, expliquer et mettre en contexte les faits d’intérêt public. Être journaliste, ce n’est pas être un rapporteur de rumeurs ni un porte-voix de clans ; c’est être un médiateur entre la réalité et la conscience collective. C’est choisir de servir la vérité dans un monde où tout conspire à l’étouffer. C’est s’exposer volontairement au rejet, à la solitude, parfois à la violence, pour que la société ne s’enlise pas dans le mensonge. Il s’agit d’un métier civique, mais aussi d’une posture morale.

Ce métier, par sa nature même, exige une formation exigeante et continue, fondée sur une culture générale solide. Car on ne peut décrypter ce que l’on ne connaît pas. On ne peut poser les bonnes questions quand on ignore les logiques profondes qui traversent une situation. Un journaliste qui n’a pas de repères historiques, de lecture critique, de compréhension géopolitique, devient vulnérable à toutes les manipulations. Il se laisse prendre aux apparences, reproduit les récits dominants, confond émotion et information. La culture, loin d’être un privilège intellectuel, est donc un outil de discernement indispensable. Elle permet de relier les faits aux systèmes, les événements aux structures, les discours aux intérêts. Elle évite les amalgames, les raccourcis et les emballements, et fonde une capacité d’analyse sans laquelle l’information devient du bruit.

Dans une société démocratique, ou en quête de l’être, le rôle du journaliste est cardinal. Il garantit la circulation des idées, la transparence des actes de pouvoir, le débat sur les choix collectifs. Là où les institutions ne fonctionnent plus, où la justice se tait, où l’impunité domine, le journaliste devient souvent la seule voix qui dérange l’ordre imposé. Il fait émerger ce que d’autres voudraient enterrer. Il documente, archive, alerte. Il est mémoire des luttes et sentinelle des libertés. Sans presse libre, une démocratie se fige. Sans presse responsable, elle se décompose. En Haïti, où le tissu institutionnel est effondré, cette mission prend une importance vitale. Mais elle devient aussi plus périlleuse. Car s’opposer à l’oubli et à la peur dans un contexte d’anarchie ou de terreur, c’est mettre sa vie en jeu pour qu’un peuple garde espoir.

Mais cette fonction ne donne pas tous les droits. Elle engage à une responsabilité immense. Responsabilité envers la vérité, d’abord, qui impose la vérification rigoureuse, l’honnêteté intellectuelle, le refus du plagiat et du travestissement des faits. Responsabilité envers la société, ensuite, qui exige de mesurer les conséquences de ce qu’on publie, d’éviter les généralisations destructrices, de ne pas attiser les tensions. Responsabilité enfin envers la profession elle-même, qui se construit collectivement : tout manquement à la déontologie affaiblit l’ensemble du corps journalistique. La trahison d’un seul rejaillit sur tous. L’indignité d’un animateur se fait passer pour celle de tout un métier.

C’est pourquoi il existe des lignes qu’un journaliste ne peut franchir sans se renier. Il ne peut s’ériger en juge, ni devenir un relais de vengeance. Il ne peut faire commerce de la peur, ni prêter son micro à la violence. Il ne peut se mettre au service d’un gang, d’un gouvernement ou d’une entreprise, tout en prétendant informer. Il ne peut accepter des pots-de-vin ou se faire complice des puissants. Il ne peut jouer sur l’ambiguïté des faits et des opinions pour orienter sournoisement l’opinion publique. Toutes ces pratiques sont des trahisons professionnelles. Elles disqualifient celui qui s’y adonne et, surtout, elles détruisent la confiance du public, qui est le seul capital véritable du journalisme.

Même en contexte de crise, d’urgence ou de guerre, un journaliste reste soumis à une éthique. Il peut adapter ses méthodes, mais non ses principes. Il peut user de techniques d’enquête non conventionnelles – comme infiltrer un réseau ou dissimuler son identité – à condition que cela serve un intérêt public majeur et que cette entorse soit assumée en toute transparence. Ce que l’on appelle “journalisme d’exception” n’est légitime que s’il est encadré par une réflexion déontologique rigoureuse. Il ne doit jamais devenir une zone grise où tout serait permis. Le respect des règles, justement, devient plus essentiel encore quand l’environnement se dérègle. C’est dans la tempête que le cap doit être le plus fermement tenu.

Le bouleversement technologique amplifie ces enjeux. Les réseaux sociaux ont permis à des voix marginalisées de se faire entendre, mais ils ont aussi ouvert les vannes à une production massive de contenus sans filtre, sans recul, sans responsabilité. Dans un pays comme Haïti, où les structures éducatives et médiatiques sont faibles, cela crée un chaos informationnel d’une gravité exceptionnelle. La frontière entre information et rumeur, entre journalisme et propagande, est brouillée. Des individus sans aucune formation ni déontologie prétendent informer, alors qu’ils relaient des discours haineux, des théories complotistes ou des consignes criminelles. Le journalisme est alors perçu non plus comme un métier structuré mais comme une pratique anarchique, soumise aux lois du plus bruyant ou du plus cynique.

Ce désordre a des effets dévastateurs. Il mine la crédibilité des journalistes sérieux. Il renforce la défiance de la population. Il alimente la confusion entre opinion, émotion, et vérité. Il donne le champ libre aux manipulateurs, aux mafias, aux extrémistes. Et surtout, il tue. Car une fausse information, dans un pays en tension, peut déclencher des violences irréversibles, ruiner des réputations, briser des vies. Le mensonge médiatisé est une arme, et dans un contexte sans régulation, c’est une arme de destruction sociale massive.

Haïti traverse précisément cette situation critique. Le paysage médiatique y est profondément dégradé. On y voit cohabiter de rares professionnels compétents, quelques rédactions courageuses, et une multitude de médias improvisés, partisans, gangrenés par la corruption, l’impunité ou la peur. Des animateurs se font passer pour journalistes, des rédacteurs sont au service d’intérêts politiques ou criminels, des stations de radio véhiculent la haine sous couvert d’expression populaire. C’est un champ de ruines où la vérité elle-même perd toute valeur. Et dans un pays sans vérité, il ne peut y avoir ni justice, ni progrès, ni contrat social.

Pourtant, il est encore temps de reconstruire. Cela suppose un engagement collectif : d’abord des journalistes eux-mêmes, qui doivent défendre leur métier en s’unissant, en se formant, en refusant les compromissions. Ensuite des institutions, qui doivent investir dans la formation, garantir l’indépendance des médias, mettre en place des structures de régulation crédibles. Ensuite de la société civile, qui doit exiger une information de qualité, dénoncer les dérives, valoriser les pratiques vertueuses. Et enfin des partenaires internationaux, qui doivent cesser de financer l’illusion médiatique et soutenir les organes réellement soucieux de déontologie et de service public.

Le journalisme n’est pas un décor accessoire de la démocratie. Il en est l’une des colonnes porteuses. Là où il s’effondre, c’est l’ensemble du projet démocratique qui vacille. Il n’y aura pas de redressement d’Haïti sans un redressement du journalisme. Pas de paix sans vérité. Pas de citoyenneté sans information digne de ce nom. Redonner sens et dignité à l’un des  plus beau des métiers, c’est une urgence nationale.