PORT-AU-PRINCE, jeudi 1er mai 2025 (RHINEWS)-Le 1er mai, jadis symbole de la dignité du travailleur et de l’attachement à la terre nourricière, est devenu en Haïti une cérémonie vide de sens, reflétant l’effondrement simultané de deux piliers fondamentaux de la souveraineté nationale : le travail productif et l’agriculture nourricière. À l’image du paysan abandonnant sa houe pour une motocyclette de transport urbain, ou du jeune diplômé contraint à l’exil ou à l’économie parallèle sous la férule des groupes armés, cette journée consacre le divorce entre la nation et ses forces vives. Il ne reste de cette fête que la nostalgie d’un État jadis bâtisseur, aujourd’hui absent, désarticulé et incapable d’élaborer une stratégie de redressement économique fondée sur ses ressources humaines et naturelles.
L’agriculture haïtienne, longtemps colonne vertébrale de l’économie nationale, représentait encore plus de 25 % du PIB dans les années 1980, tout en faisant vivre près de la moitié de la population active. Elle est aujourd’hui marginalisée, déstructurée par une combinaison de facteurs : désengagement budgétaire chronique, destruction des infrastructures, ouverture sauvage aux importations subventionnées et perte progressive de la souveraineté territoriale au profit d’acteurs armés. L’inondation des marchés par des produits alimentaires étrangers, notamment le riz américain et les œufs dominicains, a asphyxié la compétitivité des filières locales. Selon la Banque mondiale, moins de 4 % du budget national a été alloué au secteur agricole au cours de la dernière décennie, bien en deçà du seuil de 10 % recommandé par le Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine (CAADP).
Le résultat de ce déclin est une insécurité alimentaire structurelle : selon le dernier rapport du Réseau mondial contre les crises alimentaires, en collaboration avec la FAO et l’Union européenne, près de 48 % de la population haïtienne vit actuellement en situation d’insécurité alimentaire aiguë. L’occupation violente des territoires par des groupes criminels, notamment dans l’Artibonite, la Croix-des-Bouquets ou le Bas-Plateau Central, empêche la circulation des biens, l’accès aux terres, aux marchés et aux services de base. Les producteurs abandonnent leurs récoltes, les femmes rurales deviennent cibles d’agressions sexuelles systématisées, et l’école rurale, déjà fragile, disparaît dans l’indifférence générale.
Sur le front du travail, la situation est tout aussi dramatique. En 2024, le taux de chômage officiellement reconnu atteignait 14,7 %, mais ce chiffre cache un sous-emploi endémique et une économie informelle qui absorbe plus de 80 % de la population active. L’absence d’un plan de développement industriel ou d’un dispositif structurant d’insertion professionnelle condamne la jeunesse haïtienne — qui représente plus de 60 % de la population — à la précarité, à la migration ou à l’enrôlement dans des réseaux illicites. Le Programme des Nations unies pour le développement rappelle que Haïti figure toujours parmi les cinq pays les moins avancés de l’hémisphère occidental, sans perspectives claires d’amélioration tant que le déséquilibre entre formation et débouchés économiques ne sera pas corrigé.
Dans ce contexte, aucune politique agricole ni d’emploi ne peut réussir sans une refondation stratégique et institutionnelle. La relance doit être pensée autour de trois axes structurants : la sécurisation territoriale, la modernisation productive, et l’ancrage local des chaînes de valeur. Cela implique de réhabiliter les infrastructures rurales : seulement 6 % des terres cultivables bénéficient d’une irrigation stable. L’élargissement des périmètres irrigués dans les grandes plaines agricoles, couplé à la rénovation des routes agricoles, des entrepôts et des unités de transformation, permettrait, selon les estimations de la BID, d’augmenter la production vivrière de 35 à 50 % en cinq ans.
Il est urgent de doter le ministère de l’Agriculture d’un fonds souverain, alimenté par une taxe de régulation sur les produits alimentaires importés, affectée à l’irrigation, à l’assistance technique, à la mécanisation et au crédit rural. Moins de 2 % des producteurs haïtiens ont aujourd’hui accès au financement structuré. Il faut créer un système de microcrédit agricole garanti par l’État, adossé à un fonds d’investissement mobilisant la diaspora et les bailleurs institutionnels, en partenariat avec des coopératives modernisées.
En parallèle, la stratégie nationale de l’emploi doit rompre avec l’informalité massive. Il est impératif d’établir un observatoire national du travail pour identifier les besoins sectoriels, planifier la formation professionnelle en conséquence, et soutenir l’essor de métiers porteurs : agro-industrie, énergies renouvelables, construction, services numériques. L’INFP, aujourd’hui à l’abandon, doit devenir un moteur de professionnalisation décentralisée, via des centres de formation cogérés avec le secteur privé et les collectivités locales. La mise en place de zones économiques rurales intégrées, sécurisées et dotées d’un encadrement fiscal incitatif, permettrait, selon l’OIT, la création de près de 100 000 emplois en cinq ans, en s’inspirant des modèles réussis du Rwanda ou du Bénin.
Toutefois, aucune stratégie ne portera ses fruits sans le rétablissement effectif de la sécurité territoriale. Il faut lier tout plan de relance agricole et de l’emploi à une politique de désarmement, de réinsertion des jeunes à risque et de justice de proximité. La sécurité économique est indissociable de la sécurité physique. L’État haïtien doit se réaffirmer comme garant de l’ordre, régulateur du développement et arbitre social, au lieu de se retrancher dans un rôle de gestionnaire passif de l’aide internationale.
Car la dépendance chronique à l’assistance étrangère, renforcée depuis le séisme de 2010, a vidé l’État de sa substance. Plus de 13 milliards de dollars d’aide ont été injectés sans effet structurant durable. Cette aide, souvent court-circuitée par des ONG étrangères aux logiques locales, a contribué à une forme de démobilisation nationale. La reconstruction économique d’Haïti ne pourra se faire qu’à partir d’un leadership institutionnel fort, d’une appropriation des solutions par les Haïtiens eux-mêmes, et d’une rupture nette avec les logiques d’importation de modèles hors sol.
Ce 1er mai, plutôt que de célébrer une illusion nationale, devrait être l’occasion d’un sursaut lucide. Haïti dispose encore d’un capital foncier important, d’une jeunesse nombreuse et créative, et d’une histoire de résilience. Mais sans réforme foncière, sans vision économique, sans pacte social ancré dans la production locale et la justice sociale, aucune date symbolique ne suffira à conjurer l’effondrement. Ce 1er mai doit devenir le point de départ d’un contrat social refondé sur la dignité, la production et la souveraineté économique.