MIAMI, samedi 14 juin 2025 (RHINEWS)-L’Amérique traverse un moment de tension intérieure rarement égalé depuis un siècle. Tandis que de nombreuses villes sont secouées par des manifestations d’ampleur contre les violences policières, les lois répressives sur l’immigration, les atteintes aux droits des femmes et les politiques d’exclusion culturelle, le climat politique national devient de plus en plus explosif. Les affrontements entre manifestants et policiers dans des États comme le Texas, l’Arizona ou la Géorgie sont devenus quasi quotidiens. La Maison-Blanche, dominée à nouveau par Donald Trump et un entourage radicalisé, réagit en alimentant un discours martial, accusant ses opposants d’anarchie, et renforçant les dispositifs de sécurité intérieure. Dans plusieurs États, la mobilisation de la Garde nationale contre des manifestants civils a rappelé à de nombreux observateurs les émeutes de 1968, ou encore les heures sombres de 1861, à la veille de la guerre de Sécession.
Au cœur de ce contexte inflammable, le Project 2025 cristallise les inquiétudes les plus graves. Ce programme, coordonné par la très conservatrice Heritage Foundation, n’est pas simplement une feuille de route politique. Il constitue un véritable projet de reconstruction autoritaire de l’appareil d’État. Prévu pour être immédiatement mis en œuvre si Donald Trump revient à la présidence, il prévoit la suppression de l’indépendance de nombreuses agences fédérales, le licenciement massif des fonctionnaires jugés « non loyaux », la concentration du pouvoir exécutif entre les mains du président, et la répression ouverte de tout courant dissident. Pour Ruth Ben-Ghiat, historienne spécialisée dans l’autoritarisme, il s’agit d’un plan « fascisant » qui reprend les méthodes employées dans la Hongrie d’Orbán ou la Russie poutinienne. La notion d’« exécutif unitaire », pilier du plan, vise à permettre au président d’exercer un pouvoir absolu sur tous les organes exécutifs, sans contre-pouvoir judiciaire ni parlementaire réel. Le professeur Cass Sunstein y voit une tentative coordonnée de liquider le modèle constitutionnel américain tel qu’il fonctionne depuis plus de deux siècles.
Dans cette Amérique désormais polarisée jusqu’à la fracture, la société ne tient plus que sur des équilibres précaires. Le pays est divisé en deux blocs géographiques et idéologiques profondément antagonistes. Le bloc rural et blanc, majoritairement conservateur, souvent armé, rejette massivement les valeurs progressistes des grandes villes, qu’il accuse de cosmopolitisme, d’athéisme et de corruption morale. À l’opposé, le bloc urbain, multiracial, universitaire et libéral, considère que le trumpisme incarne un retour au racisme institutionnel, à l’exclusion des minorités, et au culte de l’homme fort. Cette opposition n’est plus seulement idéologique. Elle devient existentielle, et le discours sur la séparation, voire la sécession d’États comme le Texas, la Floride ou l’Idaho, gagne en audience. Certains gouverneurs se déclarent déjà prêts à désobéir aux décisions fédérales si elles vont à l’encontre de « leurs valeurs constitutionnelles ». Les parallèles avec les années 1850, période de tensions croissantes avant la guerre civile, sont désormais évoqués ouvertement dans les médias et les publications académiques.
L’administration Trump, de son côté, semble avoir tiré les leçons de son premier mandat, non pas pour renforcer la démocratie, mais pour l’encadrer strictement. Les figures centrales de la nouvelle équipe — Stephen Miller, Kash Patel, John McEntee — militent ouvertement pour une présidence à poigne, sans compromis ni débat. Leur objectif est de « reprendre le pouvoir » à une prétendue élite globaliste, intellectuelle, médiatique, et judiciaire, accusée de saboter l’Amérique de l’intérieur. Trump lui-même, dans ses discours récents, a multiplié les appels à l’insurrection judiciaire, au nettoyage des agences de renseignement, à l’arrestation de journalistes et au déploiement de l’armée en cas de désordre public. Cette rhétorique incendiaire, loin de marginaliser ses soutiens, galvanise au contraire une base électorale radicalisée qui ne croit plus au système démocratique et qui envisage désormais le recours à la force comme un moyen légitime de défendre sa vision de la nation.
De nombreux experts indépendants, comme la politologue Barbara F. Walter, tirent la sonnette d’alarme. Dans son ouvrage How Civil Wars Start, elle identifie les États-Unis comme réunissant désormais plusieurs critères classiques des pays glissant vers la guerre civile : polarisation identitaire, perte de confiance dans les institutions, présence de groupes armés non étatiques, et affaiblissement des normes démocratiques. Stephen Marche, dans The Next Civil War, évoque quant à lui la possibilité d’un affrontement asymétrique, fragmenté, mais durable, avec des actes de terreur ciblés, des attaques contre des infrastructures, et des affrontements sporadiques entre milices. Il ne s’agirait pas d’un conflit ouvert comme en 1861, mais d’une guerre d’usure, à bas bruit, avec des effets sociaux et économiques désastreux.
Le plus préoccupant reste la banalisation du discours autoritaire. De nombreux élus républicains, par opportunisme ou par peur de perdre leur siège, se rangent derrière les propositions les plus extrêmes. Les contre-pouvoirs s’affaiblissent. La Cour suprême, dominée par des juges ultraconservateurs, multiplie les décisions qui restreignent les libertés individuelles et favorisent le pouvoir exécutif. La presse est quotidiennement accusée de « trahison », les ONG de « complot », et les universités de « sabotage idéologique ». Le modèle américain de délibération et de compromis est en train de céder la place à un régime de confrontation permanente, où la politique ne se joue plus dans les institutions, mais dans la rue, sur les chaînes d’opinion, ou à coups de décrets présidentiels.
L’histoire américaine offre pourtant des précédents. En 1933, lors de la tentative de coup d’État industriel contre Franklin Roosevelt, les institutions ont résisté. Dans les années 1970, le pays a surmonté la crise du Watergate grâce à la presse libre et à un Sénat encore attaché à la vérité. Mais en 2025, ces remparts sont fragilisés. Si l’Amérique ne parvient pas à rétablir une culture du droit, une capacité à débattre sans haine, et un système électoral digne de confiance, elle pourrait se retrouver piégée dans une spirale de confrontation dont personne ne contrôlera l’issue.
Le Project 2025 n’est pas une hypothèse. Il est écrit, publié, promu, structuré, et prêt à être appliqué. Il représente une volonté idéologique d’en finir avec le libéralisme constitutionnel pour lui substituer un pouvoir vertical, nationaliste et brutalement centralisé. Ce projet est le signal d’alarme ultime pour ceux qui tiennent encore à la démocratie américaine. Le silence ou l’inaction, dans ce moment critique, pourraient être les pires choix. Car face à l’histoire, le déni est souvent le premier pas vers la chute.