Sampling, droits d’auteur et controverses : le cas Rouzier contre Joe Dwet File, au prisme du droit…

Fabrice Rouzier musicien et Joe Dwet File,, artiste...

Par Jude Martinez Claircidor

PORT-AU-PRINCE, dimanche 4 mai 2025 (RHINEWS)-Dans le sillage de la controverse provoquée par la chanson 4 Kampe de Joe Dwet File, accusée par le producteur haïtien Fabrice Rouzier d’enfreindre ses droits d’auteur, les débats se sont vite polarisés. Entre émotions populaires, clivages identitaires et engouement numérique, peu de voix ont pris le temps de questionner les implications juridiques et techniques du dossier. Pourtant, au-delà des jugements de goût ou des querelles d’influence, cette affaire soulève un enjeu fondamental : la reconnaissance et la protection des droits d’auteur dans un espace musical caribéen de plus en plus mondialisé.

Quand une boucle musicale devient litige juridique

Dans une interview télévisée devenue virale sur les réseaux sociaux, l’artiste Joe Dwet File révélait avoir composé 4 Kampe en s’inspirant directement de la structure mélodique de Je vais, un morceau initialement popularisé par les Frères Dodo et retravaillé en 2002 par le musicien et producteur Fabrice Rouzier. Cette mélodie, ancrée dans la tradition troubadour haïtienne, était, selon l’artiste, l’écrin idéal pour concrétiser un rêve de longue date : créer une œuvre articulée autour d’un riff et d’un sampling typiquement troubadour, en hommage à ses racines musicales. Ce geste artistique, présenté comme une forme de révérence culturelle, a toutefois rapidement viré à la polémique juridique. Au cœur du litige : l’usage non autorisé du sampling, cette pratique omniprésente dans la création musicale contemporaine mais régulièrement au centre de querelles de droits. Joe Dwet File est en effet accusé d’avoir reproduit, sans autorisation préalable, des éléments sonores directement issus de Je vais. À cette appropriation sonore s’ajoute, selon Rouzier, l’exploitation d’images protégées dans le vidéoclip de 4 Kampe. L’artiste se retrouve ainsi pris dans une double controverse — à la fois sonore et visuelle — qui réactive avec force la question, jamais tranchée, des frontières entre réappropriation culturelle, hommage esthétique et plagiat dans l’économie mondialisée de la création artistique.

Mais le sampling, qu’est-ce exactement ? Contrairement au remix (qui modifie une chanson existante) ou à la reprise(nouvelle interprétation d’un morceau), le sampling est l’acte de prélever un extrait sonore (voix, boucle, mélodie, rythmique…) d’un enregistrement préexistant pour l’insérer dans une nouvelle œuvre. Ce geste, souvent artistique, est également juridiquement encadré.

Une infraction aux conventions internationales

En vertu de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886), à laquelle Haïti est signataire, toute reproduction, même partielle, d’une œuvre protégée requiert l’autorisation de son auteur ou de ses ayants droit. Le droit d’auteur s’applique dès la création de l’œuvre, sans nécessité d’enregistrement, et confère à l’auteur des droits patrimoniaux (économiques) et moraux.

Le sampling non autorisé, de même que la réutilisation d’images issues d’un clip ou d’un autre support audiovisuel, constitue une violation de ces droits. Cette violation peut être poursuivie civilement et pénalement, selon les termes de l’Accord sur les ADPIC (TRIPS), adopté dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, et de la Convention de Rome (1961) sur les droits voisins.

Le fait que l’extrait soit court ou fondu dans une nouvelle composition ne dispense pas d’autorisation. Même une brève séquence musicale peut être protégée si elle est reconnaissable et substantielle sur le plan artistique.

La législation haïtienne et la vulnérabilité des créateurs.

En Haïti, la loi du 12 octobre 2005 sur le droit d’auteur renforce ces protections. Elle prévoit que toute œuvre musicale, avec ou sans paroles, est automatiquement protégée dès sa création. L’auteur conserve à la fois des droits patrimoniaux (reproduction, distribution, diffusion) et des droits moraux (respect de la paternité et de l’intégrité de l’œuvre), ces derniers étant inaliénables et perpétuels.

Toute utilisation sans autorisation explicite constitue un acte de contrefaçon, passible d’amendes, de dommages-intérêts, voire de sanctions pénales si l’exploitation est commerciale.

Mais force est de constater qu’en pratique, la méconnaissance des principes fondamentaux du droit d’auteur demeure largement répandue. Le marché musical haïtien, à l’instar de nombreux espaces culturels postcoloniaux, est en proie à un déficit chronique de régulation, à un vide institutionnel préoccupant, et à une absence quasi totale de sensibilisation autour des enjeux de la propriété intellectuelle. Nombre d’artistes haïtiens ignorent encore qu’ils disposent de droits, parfois monétisés à l’étranger, notamment par des institutions comme la SACEM, qui collectent des redevances en leur nom. Hélas, faute de structures locales de médiation, de canaux de communication efficaces ou simplement de liens administratifs avec ces organismes, ces créateurs ne perçoivent pas les revenus légitimement dus pour l’exploitation de leurs œuvres. Ainsi, une richesse culturelle tangible reste en suspens, égarée dans les interstices d’un système mondial auquel Haïti ne parvient pas encore à pleinement s’arrimer.

Une journée mondiale dans l’indifférence

La Journée mondiale de la propriété intellectuelle, célébrée le 26 avril de chaque année, est censée rappeler l’importance des droits des créateurs dans la vie culturelle et économique des sociétés. Pourtant, en Haïti, cette date est passée sous silence, comme tant d’autres occasions de promouvoir une culture juridique solide.

Le Bureau haïtien du droit d’auteur, bien que créé pour renforcer ces droits, peine à jouer son rôle. Aucune grande campagne, aucune initiative pédagogique majeure n’a été mise en œuvre pour alerter les artistes, les producteurs, et surtout le public sur ces enjeux.

Au-delà du cas Rouzier

L’affaire Rouzier vs. Joe Dwet File est emblématique. Elle met à nu une tension entre créativité contemporaine et respect des cadres légaux, entre culture populaire globale et droits patrimoniaux locaux. Elle soulève aussi une question plus large : comment garantir que les patrimoines musicaux des pays du Sud ne deviennent pas des réservoirs gratuits pour les marchés du Nord, sous couvert de fusion, d’hommage ou de fluidité culturelle ?

La réponse ne peut être uniquement judiciaire. Elle doit être institutionnelle, éducative, etpolitique. Il s’agit de bâtir une société où l’art rime avec éthique, où l’inspiration n’exclut pas le respect, et où les créateurs – célèbres ou anonymes – bénéficient d’un cadre leur permettant de défendre ce qu’ils ont de plus précieux : leur œuvre.

Entre hommage et pillage : quand la créativité musicale flirte avec la zone grise du droit d’auteur.

L’affaire Rouzier contre Joe Dwet File, à l’instar du conflit juridique opposant Puff Daddy à Sting, rappelle que l’art de sampler, aussi inspiré soit-il, ne saurait s’affranchir des balises juridiques qui protègent la création. Qu’il s’agisse d’un riff légendaire ou d’une boucle caribéenne, chaque fragment musical porte la mémoire et le labeur d’un artiste, et mérite reconnaissance. Si des figures comme Sting ont pu obtenir justice, c’est aussi parce qu’elles évoluent dans un écosystème qui valorise et défend les droits d’auteur. Haïti, pour sa part, est appelée à bâtir un environnement similaire : protecteur, éclairé, et respectueux des créateurs. Car derrière chaque note volée, c’est tout un patrimoine qui se dissout silencieusement dans les marges d’une mondialisation culturelle sans garde-