Etats-Unis-Frustration des chauffeurs des plateformes numériques : comment Uber et Lyft exploitent ceux qu’ils appellent “partenaires indépendants”…

Les logos de Uber et Lyft...

MIAMI, lundi 5 mai 2025 (RHINEWS)—De San Francisco à Montréal, en passant par New York, Paris ou Calgary, la promesse d’autonomie faite aux chauffeurs des plateformes numériques de transport telles qu’Uber et Lyft s’est progressivement révélée être un mirage. Présentées au départ comme de simples interfaces technologiques reliant clients et prestataires de transport, ces entreprises ont bâti leur empire sur une réalité bien plus asymétrique : les chauffeurs, classés comme travailleurs indépendants, fournissent leur propre véhicule, en assurent l’entretien, paient leur carburant et leurs assurances, tout en étant exclus de tout droit salarial ou protection sociale. Ce modèle, particulièrement lucratif pour les plateformes, s’est imposé à une vitesse fulgurante dans des dizaines de pays, souvent en dehors de tout cadre réglementaire protecteur pour les travailleurs.

Initialement, Uber et Lyft promettaient que les chauffeurs percevraient jusqu’à 80 % du montant payé par le client. Mais cette proportion a été revue à la baisse au fil du temps, sans consultation ni transparence. Un relevé de course effectué le 3 mai 2025 en donne une illustration frappante. Pour un trajet de 33 minutes et près de 44 kilomètres, le passager a déboursé 52,92 dollars. Après déduction de frais externes présentés comme inévitables et d’une commission directe de Lyft, le chauffeur n’a perçu que 21,14 dollars, soit à peine 40 % du montant payé. La plateforme, elle, a encaissé près de 60 % du tarif, une inversion complète du modèle initialement présenté. Ce déséquilibre est dénoncé par de nombreux chauffeurs, dont certains parlent ouvertement de servitude algorithmique.

La précarité s’accentue alors que les plateformes continuent d’imposer des changements unilatéraux dans les conditions de travail. Les algorithmes qui régissent l’attribution des courses et la fixation des tarifs sont opaques et variables, privant les chauffeurs de toute visibilité. Le refus de certaines courses ou des pauses prolongées peuvent entraîner une baisse dans l’algorithme de visibilité, ce qui équivaut de facto à une sanction. Des témoignages recueillis à travers l’Amérique du Nord font état d’un climat d’incertitude permanent. Les chauffeurs doivent souvent travailler de longues heures pour espérer un revenu décent, tout en assumant tous les risques liés à leur activité.

Face à cette situation, plusieurs mouvements de mobilisation ont vu le jour. En France, la Cour de cassation a tranché en mars 2020 en reconnaissant un lien de subordination entre un chauffeur et Uber, ouvrant ainsi la porte à une requalification en contrat de travail. La justice a jugé que le chauffeur ne pouvait ni fixer ses tarifs ni choisir librement ses clients, et que l’itinéraire lui était imposé par l’application, autant d’éléments caractéristiques d’un rapport employeur-employé. Cette décision ne s’applique pas automatiquement à tous les chauffeurs, mais elle a servi de précédent et permis à d’autres travailleurs de déposer des recours similaires. Au Canada, la Cour suprême a estimé en juin 2020 qu’une clause d’arbitrage contenue dans le contrat Uber était abusive, permettant ainsi le lancement d’un recours collectif.

D’autres avancées ont suivi, notamment en Alberta, où une action judiciaire a souligné le niveau de contrôle exercé par la plateforme sur les chauffeurs. Uber Canada a par ailleurs signé un accord avec le syndicat UFCW en 2022 pour offrir un minimum de protection juridique à ses chauffeurs, sans toutefois leur accorder le statut de salarié.

Aux États-Unis, la situation est encore plus complexe en raison de l’absence de législation fédérale harmonisée. En Californie, la loi AB5 adoptée en 2019 visait à requalifier les travailleurs des plateformes en employés, mais la réaction des entreprises fut immédiate.

En 2020, elles ont soutenu la Proposition 22, une mesure référendaire qui a neutralisé les effets de la loi AB5, tout en proposant quelques avantages minimaux aux chauffeurs. Cette mesure a été validée par la Cour suprême de Californie en 2024. Dans le Massachusetts, un accord a été obtenu en 2023, prévoyant un salaire minimum de 32,50 dollars par heure de conduite active et des avantages partiels pour les chauffeurs, tout en maintenant leur statut d’indépendant.

En Pennsylvanie, une action collective s’est soldée par un échec en 2024 après deux procès sans verdict. Au niveau fédéral, l’administration Biden a introduit une nouvelle règle en mars 2023, remplaçant une norme plus souple datant de l’ère Trump. Cette nouvelle règle introduit six critères pour évaluer si un travailleur est réellement indépendant, mais Uber et Lyft estiment que cette réforme ne modifie pas la nature de leur relation contractuelle avec les chauffeurs.

Pendant que les plateformes perfectionnent leur modèle économique, la réalité sociale sur le terrain se durcit. Uber, fondée en 2009 à San Francisco, est aujourd’hui présente dans plus de 70 pays et 15 000 villes à travers le monde. En 2024, elle comptait environ 156 millions d’utilisateurs actifs mensuels et 7,8 millions de chauffeurs et coursiers. Son chiffre d’affaires pour l’année s’est élevé à 43,9 milliards de dollars, avec un bénéfice net dépassant les 9,8 milliards.

Ces chiffres astronomiques contrastent brutalement avec la réalité vécue par ses chauffeurs, dont les revenus nets après déduction des frais liés à leur activité tombent souvent en dessous du salaire minimum légal, notamment aux États-Unis. Une étude de 2018 révélait déjà que près de la moitié des chauffeurs Uber gagnaient moins de 10 dollars de l’heure une fois les dépenses déduites. À New York, un chauffeur gagne en moyenne 25 dollars par heure, contre à peine 15 dollars à Miami, mais ces montants sont bruts et ne tiennent pas compte des coûts d’exploitation.

La majorité des chauffeurs sont des travailleurs à temps partiel. Beaucoup combinent cette activité avec un autre emploi ou des aides sociales, faute de pouvoir subvenir à leurs besoins exclusivement avec les revenus tirés des plateformes. La précarité est devenue la norme dans ce modèle où la flexibilité, souvent vantée comme une liberté, sert en réalité de paravent à l’absence de garanties fondamentales. À mesure que les législations nationales commencent à réagir, une interrogation persiste : ces évolutions suffiront-elles à rééquilibrer une relation aujourd’hui profondément inégalitaire entre plateformes milliardaires et chauffeurs surmenés ?

Si certaines réformes ont déjà vu le jour, notamment en France, en Espagne, au Royaume-Uni et dans quelques États américains, d’autres sont encore à l’état de projet, parfois freinées par l’influence politique et financière des entreprises concernées.

En Europe, la Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive visant à créer une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques. Ce texte, encore en négociation au Conseil et au Parlement européen en mai 2025, propose que les plateformes soient considérées comme employeurs dès lors qu’au moins deux des cinq critères définis sont remplis : contrôle des horaires, restrictions à l’autonomie, surveillance numérique, interdiction de sous-traitance, ou dépendance économique du travailleur. Cette proposition est appuyée par des syndicats européens, mais fortement combattue par les plateformes et certains gouvernements libéraux. Il s’agit d’une initiative officielle et documentée, dont les avancées peuvent être suivies via les canaux du Parlement européen.

À l’échelle internationale, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a lancé en 2023 un processus de normalisation sur les conditions de travail dans l’économie des plateformes numériques. Ce processus, prévu pour déboucher sur une convention internationale d’ici 2026, s’inspire des conventions déjà existantes sur le travail décent, le droit d’association et la protection sociale. L’OIT, institution intergouvernementale, publie des rapports et documents de travail consultables sur son portail officiel (ilo.org).

Enfin, de nombreuses ONG et groupes de réflexion, comme le Fairwork Project (université d’Oxford), l’EPI (Economic Policy Institute), ou l’Observatoire des plateformes en France, publient régulièrement des analyses, baromètres et recommandations. S’ils n’ont pas force légale, leurs travaux servent souvent de base empirique aux réformes en gestation.

Si certaines avancées sont déjà concrètes et juridiquement établies, beaucoup d’autres restent des promesses soumises au rapport de force politique et à l’intense lobbying des plateformes, qui investissent des millions de dollars dans la défense de leur modèle. Face à une précarisation croissante des travailleurs, la question demeure entière : les législateurs oseront-ils imposer des réformes structurelles, ou continueront-ils à concilier les impératifs du marché avec des demi-mesures symboliques ? La réponse pourrait redéfinir durablement le droit du travail au XXIe siècle.